Une affectation très particulière : BERLIN 1961-1964
La particularité de cette affectation vint en effet du fait
que cette période ne ressembla à aucune autre pour
des raisons tenant à des considérations géopolitiques
mondiales qui étaient à l’origine de la guerre froide
sévissant entre l’est et l’ouest.
Cette période de tous les dangers atteignit son
paroxysme fin 1961 et Berlin fut le reflet tangible, le
révélateur et en quelque sorte l’otage de la politique
soviétique dans le monde à cette époque.
Cette situation résultait en effet des séquelles du
dernier conflit qui s’acheva en 1945 par la victoire
des Alliés et le partage de l’Allemagne en zones
d’occupations attribuées aux vainqueurs lors des
accords de Yalta et de Potsdam.
Chacune des deux grandes puissances victorieuses
espérait bien obtenir le leadership mondial et étendre
ainsi sa conception philosophique et son hégémonie
sur le reste du monde.
C’est durant cette période également que fut construit
le « mur », réalisation étanche qui devait séparer
Berlin du nord au sud empêchant tout passage des
personnes et en délimitant ainsi une zone soviétique
et une zone alliée.
Enfin la présence à la prison de Spandau des derniers
dignitaires du IIIe Reich ajoutait encore un aspect
ubuesque à cette situation, s’il en était encore
besoin…
Les trois secteurs occidentaux de Berlin étaient
encerclés par des forces hostiles et la tension militaire
augmentait en fonction de l’évolution politique
entre Occidentaux et Soviétiques. La représentation
de la force militaire des Occidentaux était surtout
symbolique en raison de leurs bases arrières très
éloignées, mais cette présence était très importante
en raison de cette situation avancée au coeur de
l’Europe et à proximité de la frontière polonaise.
Aussi les Russes cherchèrent toujours un moyen pour
faire partir les Occidentaux de cette enclave qu’ils
considéraient comme étant sur leur territoire.
En fait, plus qu’une ville, c’était un territoire qu’il
fallait gérer !
En effet ce territoire avait environ 60 km de diamètre,
parsemé de forêts et de grands lacs départageant
d’anciens villages et agglomérations reliés par des
autoroutes facilitant évidemment les déplacements du
nord au sud et d’est en ouest !
Le secteur français était sous le commandement
d’un général commandant le Gouvernement
militaire français de Berlin. Il disposait d’un
bataillon d’infanterie d’un régiment de chars, de
gendarmerie motorisée et de nombreux services
annexes indispensables pour l’autonomie logistique :
transmissions, génie, parc automobile…
Le Service de santé de la place était dirigé par un
médecin colonel, lui-même médecin chef de l’hôpital
Pasteur. Cet hôpital comprenait un service de
médecine et un service de chirurgie ayant à sa tête
un chirurgien des hôpitaux. Au sein de l’infirmerie de
garnison se trouvaient les médecins des deux unités
implantées à Berlin : le 11e régiment de chasseurs (dont
j’étais le médecin chef) et le 46e BI. Cela représentait
un sous-effectif notoire au regard de l’ensemble de
la garnison et des familles. Des médecins allemands,
spécialistes en ORL et OPH assuraient des vacations
dans la semaine.
À ces effectifs, on peut ajouter un pharmacien
capitaine chargé de l’approvisionnement en
médicaments de toute la garnison.
Les médicaments provenaient de la pharmacie centrale
des FFA et les spécialistes d’une pharmacie civile
située à Offenburg qui en avait l’exclusivité.
Nous prenions une garde de 24 heures tous les trois
jours, ainsi qu’un week-end sur trois à domicile et il
fallait rester à proximité du téléphone (les appels nous
étaient répercutés par le standard téléphonique de
l’hôpital).
Quant à la pratique médicale quotidienne des
militaires, malgré un climat particulièrement rude et
froid elle ne posait pas de problèmes ; c’était comme
nous avait dit un grand ancien : « la médecine de
l’homme sain ».
Parmi les anecdotes il m’est arrivé de recevoir un
appel curieux en pleine nuit, venant de la part d’un
homme qui s’est présenté comme étant officier
français et m’a donné une adresse en ville dans le
secteur anglais. En me rendant à l’adresse indiquée,
dans un immeuble du centre-ville, j’ai trouvé un
homme fébrile et toussant énormément.
À l’auscultation il avait manifestement une
congestion pulmonaire mais refusait formellement
d’être hospitalisé, voulant manifestement rester dans
l’anonymat. Je lui ai donc fait une piqûre de pénistrepto
en médication de première intention et donné
des comprimés d’antibiotiques pour les jours à venir
en lui demandant de me tenir au courant… Je n’en ai
jamais plus entendu parler !!!
En relatant le fait au médecin chef le lendemain matin,
il n’a pas paru étonné et nous avons parlé d’autres
choses ! C’était Berlin !!!
Berlin, à l’évidence avait deux façades : une
représentation légale, très officielle, faite de militaires
et de civils connus de tous, avec des services de
renseignements classiques (le 2e bureau), mais
également toute une légion d’agents secrets qui
grenouillaient pour le compte d’officines alliées
diverses.
C’était vraiment un nid d’espions et leur densité devait
sans doute être une des plus importantes au monde !!!
N’oublions pas que nous étions en pleine guerre
froide et que Berlin était un îlot allié dans le dispositif
soviétique. Les écoutes radio importaient beaucoup et
il y avait de « grandes oreilles » partout !!!
Les pathologies étaient classiques mais cependant,
deux cas dramatiques se déroulèrent durant cette
période. Le premier fut le cas d’une jeune mère de
quatre enfants qui avait démarré une hépatite, somme
toute banale comme il y en avait beaucoup et qui
au bout de quelques jours sombra dans un coma
hépatique qui se termina malheureusement de façon
fatale sans que l’on ait pu agir favorablement (2 cas
sur mille selon la littérature).
Le second cas fut celui d’un jeune appelé du
contingent, au psychisme assez fruste, berger en Haute
Durance qui décompensa rapidement en arrivant à
Berlin.
J’étais seul à ce moment-là dans le service pour
quelques jours et on me l’a amené alors qu’il venait de
faire une tentative de suicide en s’ouvrant les veines.
Bien qu’il fût sous anxiolytiques puissants et sous
la surveillance des autres militaires dans une salle
commune, il a récidivé en sautant précipitamment
par la fenêtre de la chambre et se fractura la cheville
(véritable raptus suicidaire) !!! Mis sous plâtre et
dans une pièce entièrement capitonnée, il a encore
essayé de se pendre avec son tricot, car la cellule,
dépourvue de tout mobilier contenait cependant un
tuyau de chauffage qui passait à quelques centimètres
du plafond !!!
Devant ce délire de suicide et devant l’inefficacité
des traitements médicaux, j’ai téléphoné au chef de
service de psychiatrie de l’hôpital de Fribourg pour lui
demander une évacuation sanitaire.
Un avion fut envoyé le lendemain et notre jeune
appelé hospitalisé à Fribourg.
J’ai téléphoné deux jours plus tard pour avoir de
ses nouvelles et c’est ainsi que j’ai appris qu’il avait
déjoué toutes les surveillances et réussi sa dernière
tentative…
À mon activité médicale s’ajoutait la mission de visiter
les prisonniers de Spandau lorsque la France devait en
assurer la surveillance.
Ce nom m’était inconnu jusqu’à mon arrivée à Berlin !
Il faut rappeler que dans ce quartier ouest de Berlin
situé dans le secteur britannique, se trouvait une
prison célèbre connue pour détenir trois prisonniers
condamnés lors du procès de Nuremberg en 1946.
La prison de Spandau fut construite dans les années
1870 sous le règne de l’Empereur Guillaume II et
pouvait « recevoir » quelques centaines de prisonniers.
C’était une importante bâtisse, sinistre, aux allures
de forteresse, en briques rouges comme beaucoup
de constructions de la région. Elle fut entièrement
démolie après le décès de son dernier et unique
occupant Rudolf Hess, condamné à perpétuité.
Réduite en poussières qui furent dispersées dans la
mer Baltique afin de ne pas devenir un lieu de culte
pour d’éventuels néonazis.
La destinée de cette prison fut un cas unique dans
l’Histoire, pour beaucoup de raisons qui défiaient tout
bon sens !
En effet, tous les aspects aberrants de la rivalité
politique des « Alliés » étaient, on peut le dire,
rassemblés en ce lieu !
Au cours du procès de Nuremberg qui jugea les
principaux criminels de la dernière guerre, vingt et un
furent condamnés à mort par pendaison et sept à des
peines allant de cinq ans à la perpétuité. Ces derniers
furent transférés à la prison de Spandau.
Il avait été décidé qu’à tour de rôle et chaque mois
chacune des nations victorieuses exercerait la
surveillance des prisonniers !
Il y eut donc un mois américain, un mois anglais, un
mois français et un mois russe !
La passation de service, très protocolaire avait lieu
chaque début de mois par une cérémonie qui se
déroulait devant la porte de la prison entre la garde
« montante » et la garde « descendante ».
Chaque nation « Alliée » exerçait ainsi son autorité
durant ce mois !
Cela allait des quatre directeurs aux militaires qui
étaient chargés de la surveillance de la prison avec
passages des consignes.
Il y avait cependant un personnel « fixe » d’employés
permanents affectés à la surveillance quotidienne des
prisonniers et qui appartenaient à chacune des quatre
nations : c’était en particulier le cas des gardiens.
Enfin quelques employés étaient désignés par les
Nations Unies pour exercer certaines tâches d’entretien
de la prison. L’infirmier par exemple était néerlandais
affecté par l’ONU. L’aumônier protestant était
également toujours un français, généralement alsacien
sachant parfaitement s’exprimer en allemand.
Il me semble que pour situer cet univers « kafkaïen » le
mieux est de faire parler l’aumônier de cette époque.
« On ne peut comprendre Spandau si on ne le replace
pas dans le contexte de ce qu’était la ville de Berlin
à l’époque. C’était l’extravagance à l’état pur, un
univers rocambolesque ; la guerre froide battait son
plein, le mur séparait les deux Allemagne et dans le
même temps les Occidentaux et les Soviétiques étaient
condamnés à s’entendre pour diriger cette énorme
prison interalliée. On s’espionnait, on se glissait des
peaux de bananes, bref la paranoïa était totale » !
Entre septembre 1961 et septembre 1964, j’eus
l’occasion de m’y rendre plusieurs fois dans le cadre
des visites des prisonniers, prévues mensuellement.
Le jour du passage des consignes (au début du
mois) je rencontrai le médecin anglais quittant ses
fonctions et le mois terminé le médecin russe qui
venait me succéder, mais par contre… Je n’ai jamais
vu l’américain…
Bien entendu, les consignes de sécurité s’appliquaient
aux médecins qui venaient alternativement visiter les
prisonniers.
Quand je m’y rendis, je dus me présenter à la grande
porte principale, flanquée de deux petites tours
crénelées.
Après avoir sonné, un petit guichet s’ouvrit pour
me laisser entrevoir la tête d’un gendarme qui me
fit entrer et me conduisit au poste de garde afin de
vérifier mon identité, indiquer l’heure d’entrée sur un
registre adéquat et signer.
Ensuite, j’eus droit à la lecture du règlement en
vigueur qui stipulait de ne jamais serrer la main
d’un détenu, de ne le désigner que par son numéro
matricule et de ne l’entretenir que dans le strict
langage de ma fonction médicale. Tout manquement
aux règles entraînerait de graves conséquences pour le
visiteur et le prisonnier.
Après ce rituel je fus invité à suivre un gendarme
qui m’accompagna jusqu’à la porte du bâtiment
des détenus où je fus pris en charge par le chef des
gardiens (ils étaient toujours quatre ensembles mais
à responsabilité alternée : un français, un anglais, un
russe et un américain, sans doute pour se surveiller
mutuellement). Celui-ci me conduisit à l’infirmerie.
J’y trouvai un infirmier hollandais ne parlant pas très
bien le français mais qui avait un emploi permanent et
connaissait donc bien les prisonniers. À cette période,
il n’en restait plus que trois (les uns ayant été libérés
à la fin de leur peine de 10 ans, les autres libérés pour
raison de santé).
Ces derniers étaient :
- Baldur von Schirach (prisonniers n° 1)
- Albert Speer (prisonnier n° 5)
- Rudolf Hess (prisonnier n° 7)
Un registre médical indiquait l’état de santé de chacun
des prisonniers. Figuraient sur ce registre tous les
faits médicaux qui s’étaient produits depuis leur
incarcération.
Je remarquai cependant (ce qui me paraissait être
pour le moins une anomalie) l’absence de toute trace
de cliché radiologique, alors que les analyses d’urines
ainsi que la tension artérielle étaient vérifiées deux fois
par mois !
Ce qui me choqua fut qu’il n’était pas possible de
les faire sortir de prison pour leur faire au moins une
radio pulmonaire sans l’accord des quatre puissances
alliées, les Russes s’y étant toujours opposés. J’en
parlai donc au médecin chef qui prit contact avec le
service de santé anglais (la prison se trouvant dans
leur secteur). Il me répondit peu après que ceux-ci
étaient d’accord pour envoyer un appareil de scopie à
la prison.
La « guéguerre » entre alliés était telle que l’on
m’a rapporté que, quelques années auparavant, un
médecin aspirant, chargé de la visite, avait pris sur
lui de prescrire un peu de vin de quinquina pour les
« requinquer ». Que n’avait-il pas fait là ! Il aurait été
paraît-il, à l’origine d’un incident diplomatique qui
serait remonté jusqu’aux Affaires Étrangères avec
demande d’explications des Russes sur l’amélioration
des conditions de détention des prisonniers sans leur
autorisation et contrairement aux accords passés,
toujours en vigueur.
Il fut alors entendu que tous les médecins qui se
rendraient à la prison seraient des médecins d’active.
Il faut dire que la prison dépendait directement du
Ministère des Affaires Étrangères.
Cependant, même sans vin, leur courbe de poids
qui était régulièrement contrôlée s’élevait durant le
mois français pour accuser une baisse le mois suivant
(russe), ces derniers n’attribuant que les calories
strictement nécessaires à la survie soit environ 2 000
calories.
Comme on le voit, le régime auquel ils étaient soumis
était d’une grande dureté. Les brimades, paraît-il,
étaient fréquentes, telles que les réveiller en pleine
nuit en allumant sans raison les plafonniers, ou en
effectuant des fouilles inattendues… Les humiliations
ne manquaient pas. Ils avaient droit à la visite durant
quelques instants d’un proche tous les deux mois en
présence de gardiens…
Ils avaient cependant le droit d’effectuer une
promenade quotidienne d’une heure dans le jardin
transformé en potager.
J’entrepris alors d’aller les voir dans leur cellule,
accompagné des quatre gardiens surveillants.
Les cellules des prisonniers n’étaient pas contiguës,
mais espacées par des cellules vides, sans doute pour
éviter toute communication entre eux.
D’un regard circulaire, je constatai la grande exiguïté
des cellules : environ 3,5 x 2,5 mètres ; un lit en fer, à
droite de la porte d’entrée. À l’opposé, une petite table
en bois, une étagère, ainsi qu’une chaise et à l’opposé
du lit, dans l’angle opposé une cuvette de WC sans
rabattant !
Un « fenestrou » placé à bonne hauteur laissait passer
un peu de lumière.
La visite consistait, en fait, à demander à chacun
d’entre eux s’il se plaignait d’un mal quelconque et
désirait me voir en particulier à l’infirmerie. Ce fut le
cas d’un seul d’entre eux : R. Hess. Mais j’y reviendrai
plus tard.
Avant de vous parler de ces trois personnages
successivement et tels que je les ai vus il m’apparaît
essentiel d’aborder le parcours de chacun d’entre eux
car ils n’avaient rien de commun, si ce n’est sans
doute leur adhésion à un moment donné au régime
nazi…
Baldur von Schirach (Prisonnier n° 1)
Lorsque je le vis dans sa cellule, l’homme m’apparut
vieilli prématurément, assez peu sympathique,
affichant une morgue toute prussienne, bien qu’il ne
le fût pas. N’ayant rien à me signaler, la visite ne dura
que quelques instants.
Son parcours fut banal dans la mesure où il n’eut pas
d’impact particulier sur le déroulement du conflit et
son issue.
Né le 9 mars 1907 à Berlin, il était issu d’une famille
d’officiers aristocrates.
Au lendemain de la défaite allemande de 1918, son
père fut révoqué et son frère aîné ne supportant pas le
déshonneur de sa patrie se suicida.
Durant son adolescence, Baldur fut marqué par la
haine que portait son père envers la République de
Weimar et s’inscrivit au parti National socialiste.
Il s’installa à Munich pour y faire des études
universitaires (cours d’histoire de l’art, d’anglais et
de littérature allemande) il avait donc une culture
littéraire.
C’est à ce moment qu’il fit la connaissance d’Hitler qui
le mit à la tête de l’Union des étudiants hitlériens en
raison de son talent d’organisateur et de propagandiste
auprès des jeunes étudiants. En effet, en 1932 il
organisa une monumentale marche de la jeunesse
nazie qui rendit hommage à Hitler au cours d’un défilé
qui dura près de 7 heures.
En août 1940, Hitler le nomma gouverneur de la
région de Vienne (gauleiter) où il fut responsable
entre autres du programme du travail forcé. À ce titre,
il déporta les Juifs de la région de Vienne (environ
185 000 juifs).
Au cours du procès de Nuremberg, von Schirach fut le
seul avec Speer à reconnaître la culpabilité du régime
nazi et à faire preuve de quelques remords tardifs. Il
assura ne pas avoir eu connaissance de l’existence
des camps de concentration, (ce qui est faux). Il fut
reconnu coupable de crimes contre l’humanité et
condamné à 20 ans de prison.
C’est un homme malade et prématurément vieilli qui
sortit de la prison de Spandau le 30 septembre 1966.
Il se retira dans le sud ouest de la RFA et mourut au
cours de son sommeil dans un petit hôtel le 8 août
1974 à l’âge de 67 ans.
Albert Speer (Prisonnier n° 5)
À la différence du précédent, il m’apparut avoir plus
de « classe ». Manifestement, cet homme devait avoir
une certaine prestance 25 ans auparavant ; très cultivé
dans de nombreux domaines, il me dit en français
qu’il n’avait rien de particulier à me signaler ; de
toute façon, il pouvait fort bien venir à l’infirmerie
où les gardiens n’entraient pas. Seul demeurait alors
l’infirmer hollandais.
Je pense qu’il est important de connaître le parcours
politique et professionnel de ce personnage hors du
commun.
Né en 1905 à Mannheim dans une famille bourgeoise
d’architectes de père en fils, il adhère en 1931 au
parti nazi et se fait remarquer par Hitler, lui-même
porté sur l’architecture : ce dernier y voit là un bon
moyen de favoriser sa propagande à travers l’Europe
dans les années 1930. Speer se voit en effet confier la
réalisation d’un certain nombre de projets grandioses
comme la chancellerie du Reich et le « Zappelinfeld »
de Nuremberg où se tenaient les rassemblements du
Parti et qui pouvait contenir 340 000 personnes.
Il réalisa aussi le pavillon de l’Allemagne lors de
l’exposition universelle de 1937 à Paris.
On doit également à Speer la modernisation de la
ville de Berlin avec la réalisation de grandes avenues
traversant la capitale permettant ainsi une circulation
rapide d’un quartier à l’autre.
Durant la guerre, en 1942, Hitler va le nommer
Ministre de l’Armement où ses qualités d’organisateur
permettront à l’Allemagne de produire d’énormes
quantités d’armement en faisant travailler de
nombreux prisonniers dans des conditions très
difficiles. Ce qui eut pour effet de prolonger la guerre
deux ans de plus qu’il n’avait été prévu. Cette attitude
lui fut vivement reprochée au procès de Nuremberg. Et
pourtant, il était cependant conscient, à ce moment-là,
que l’Allemagne avait déjà perdu la guerre…
À sa décharge, il refusa la politique de la « terre
brûlée » que voulait lui imposer Hitler et conserva
toutes les infrastructures de communications ainsi
que les industries qui permirent à l’Allemagne de se
redresser plus rapidement à la fin du conflit.
Lors du procès de Nuremberg en 1947, il ne fut
condamné ni pour crimes de guerre ni pour crimes
contre l’humanité et écopa de 20 ans de prison contre
l’avis des Soviétiques qui voulaient le condamner à
mort.
Signalons que le savant allemand Herbert von Braun
qui fut l’artisan des fusées V2 durant la guerre et
utilisa à cette fin de nombreux prisonniers de guerre,
non seulement ne fut pas inquiété, mais, récupéré par
les forces américaines, travailla au programme spatial
« Apollo »… aux USA.
Comme je l’ai dit, les médecins n’avaient pas le droit
de leur poser des questions n’ayant pas trait à toute
autre considération que leur état de santé du moment.
Les rares renseignements que je pouvais obtenir
l’étaient par l’infirmier qui, bien que ne parlant pas
très bien le français m’a expliqué que durant sa
détention il marchait dès qu’il en avait la possibilité
dans la cour réservée à cet effet. Il avait imaginé
ainsi de faire le tour du monde à pied à raison des
quelques kilomètres qu’il faisait chaque jour ! Il paraît
que lorsqu’il fut libéré en 1968 il se trouvait quelque
part en Chine ! Il faut reconnaître que pour la santé et
l’idéation il n’y a pas mieux !
On a su plus tard que Speer arrivait tout de même
à faire passer régulièrement des documents sur sa
détention en écrivant sur des bribes de papier qu’il
fourrait dans ses chaussettes et qu’il transmettait à
l’infirmier (un vrai travail de fourmi !).
On s’est évidemment posé beaucoup de questions sur
ce personnage. Le plus vraisemblable est qu’Hitler
l’ayant remarqué a voulu l’utiliser pour sa propagande.
Par ailleurs, Speer y a vu un bon moyen de se faire
connaître, ce qui flattait ainsi son ambition. D’une
façon plus prosaïque, il s’était trouvé au mauvais
endroit, au mauvais moment.
Après sa libération en 1968, il fit des conférences
dans le monde entier, en consacrant l’essentiel de ses
revenus aux comités d’entraide israélites. Il mourut à
Londres en 1981.
Rudolf Hess (Prisonnier n° 7)
Il avait un visage très particulier et caractéristique
qu’on ne pouvait oublier : des arcades sourcilières
très saillantes, surplombant des orbites enfoncées au
fond desquelles on apercevait des yeux très noirs et
perçants. Au demeurant pas antipathique : cependant
son mutisme était constant. C’était le plus âgé des
trois, mais tous apparaissaient plus vieux que leur âge
et amaigris tout en restant en bonne santé du moins
apparente.
Ce personnage est et reste encore le plus énigmatique
et certainement celui qui pose encore le plus de
questions quant au rôle qu’il a pu jouer en s’enfuyant
en Angleterre en 1941 et par là même, de l’impact qu’il
a pu avoir sur le déroulement du conflit.
Il est utile de retracer son parcours de jeunesse pour
tenter d’élucider les causes qui l’ont conduit à jouer
un rôle de première importance dans l’histoire du IIIe
Reich.
Il est né à Alexandrie en avril 1894, est issu d’une
famille de riches commerçants.
Il fréquente le lycée français d’Alexandrie, puis rejoint
l’Allemagne en 1914.
Il est blessé deux fois durant le premier conflit, est
promu lieutenant pour devenir pilote officier dans
l’armée de l’air allemande (ceci aura une action
capitale par la suite).
Comme beaucoup de jeunes qui n’ont pas admis la
défaite de l’Allemagne, Hess, après s’être installé à
Munich pour faire des études d’histoire et d’économie,
adhère au parti NSDAP (Nazi) et participe en 1923 au
putsch manqué antigouvernemental à la brasserie de
Munich. Il fait 4 ans de prison à Landsberg et fait alors
la connaissance d’Hitler. En 1927 ce dernier en fera
son fidèle secrétaire et le second de son parti.
À ce titre il va aider Hitler à écrire son livre « Mein
Kampf » qui prône des principes racistes et antijuifs et
adhère à la théorie du géopoliticien Karl Haushofer qui
prône la théorie de l’espace vital. Il serait également à
l’origine des appellations :
« Heil Hitler » et « Mein Führer »
Dans les années qui suivent, Hitler prend le pouvoir et
devient de plus en plus agressif en annexant l’Autriche,
puis la région des Sudètes en Tchécoslovaquie. Avec
l’agression de la Pologne en septembre 1939 le
deuxième conflit mondial éclate.
En juin 1940, la France est vaincue et occupée sur
toute sa façade atlantique. L’Angleterre poursuit son
combat, seule contre les forces de l’Axe, et subit de
novembre jusqu’à mai 1941 des bombardements
intensifs visant à anéantir le moral de la population.
C’est ce que l’on a appelé « le blitz » qui fit 49 000
morts et 90 000 blessés graves. C’est à partir de
cette date, plus exactement le 10 mai 1941 que va
se produire un fait étonnant qui est resté pendant
longtemps une énigme. Je veux parler de l’envol de
Hess à bord d’un Messerschmitt 110 vers l’Écosse.
S’agit-il d’un geste inconsidéré d’un fou ou au
contraire d’un geste animé par la vision de la défaite
de l’Allemagne si la fin des hostilités à l’ouest n’était
pas réalisée avant l’invasion envisagée de l’URSS ?
Pendant des années, de nombreux historiens se sont
penchés sur cette question et la majorité d’entre eux
penche pour la deuxième version. Le rôle des services
secrets britanniques a d’ailleurs été fondamental en
faisant croire aux Allemands qu’une paix sur le front
de l’ouest serait possible. Les Allemands voulaient
par ailleurs en finir au plus vite et prévoyaient une
attaque contre l’URSS. À cet effet, des tractations
entre belligérants occidentaux avaient d’ailleurs eu
lieu en Suisse et en Espagne. À ce titre, les Allemands
se seraient engagés à évacuer les territoires occupés
à l’ouest : c’est-à-dire la France et les pays nordiques
entre autres. La Grande-Bretagne conservant par
ailleurs son empire et sa flotte.
C’est dans ces circonstances que le 10 mai à
17 heures s’envola de l’aérodrome d’Augsbourg un
Messerschmitt 110 transportant 400 gallons d’essence
supplémentaires de carburant pour gagner la mer du
nord au large de l’Écosse. Celui-ci était piloté par R.
Hess.
Sa mission supposée était de rencontrer le duc de
Kent ou le duc de Hamilton (pour lequel il vouait
une certaine admiration pour avoir survolé le premier
l’Everest). Il l’avait en effet rencontré à Berlin au cours
d’un meeting aérien.
Il désirait par leur intermédiaire aborder Winston
Churchill afin d’entériner le projet d’un arrêt des
hostilités à l’ouest.
Contraint de sauter en parachute il est fait prisonnier
puis incarcéré à la Tour de Londres où il restera
jusqu’au procès de Nuremberg en 1945.
Lorsque la nouvelle de son arrivée en Écosse fut
connue dans les jours qui suivirent, Hitler déclara
évidemment qu’il s’agissait là d’un acte de pure folie.
Qu’en était-il en réalité ?
Il est vrai que Hess n’était pas un enthousiaste du
combat contre la France et surtout l’Angleterre.
Hitler a-t-il voulu tenter cette carte avant de lancer
ses divisions contre l’URSS ? C’est possible voire
vraisemblable.
La publication des archives britanniques en 2017 (qui
jusqu’à cette date doivent rester « Secret d’État »)
devrait apporter des éclaircissements sur cet aspect
non élucidé jusqu’à maintenant.
Voyant que cette carte n’avait pas abouti et que
l’été approchait, Hitler, finalement lança ses
divisions à l’assaut de l’URSS en déclenchant le plan
« Barbarossa » le 22 juin 1941.
Du 20 novembre 1945 au 1er octobre 1946 va se tenir le
procès de Nuremberg destiné à juger les responsables
à titres divers des crimes de guerre qui sont survenus
sous le régime nazi.
12 condamnations à mort sont prononcées au titre
de crimes contre l’humanité, 7 à des peines allant
de 5 ans à perpétuité et 3 acquittements. Hess sera
condamné à perpétuité au titre de « complot contre la
paix… ».
Il n’a jamais renié Hitler pour lequel il avait toujours
eu de l’admiration et manifesté une grande fidélité et
ce, jusqu’à la fin de sa vie ; il ne dira jamais si Hitler
connaissait son projet de départ pour l’Angleterre. Un
détail cependant : Hitler l’avait reçu à la chancellerie
en particulier et sans témoins deux jours avant son
envol et selon des proches, à la sortie on aurait
entendu Hitler lui dire « Vous êtes vraiment têtu,
Hess ».
À l’issue du procès, les condamnés furent transférés à
Berlin, à la prison de Spandau, ce qui permettait aux
quatre puissances de les surveiller à tour de rôle.
Lorsque je passais voir les prisonniers dans leur
cellule, je demandais s’ils désiraient me voir à
l’infirmerie, endroit beaucoup plus commode pour
les examiner et les ausculter. Seul Hess venait se
plaindre de maux de ventre très fréquents survenant
particulièrement la nuit et aux dires de l’infirmier, il lui
arrivait même de hurler et de réveiller fréquemment
les codétenus.
La palpation de l’abdomen a toujours montré un
ventre souple, sans particularité. L’infirmier
m’expliqua d’ailleurs qu’il était surtout insomniaque.
La médication se limitait alors à très peu de chose :
quelques antispasmodiques et anxiolytiques
car, comme je l’ai dit, il n’y avait pas de moyens
d’investigation plus poussés et en particulier pas
la possibilité de faire sortir un prisonnier sauf en
cas d’extrême urgence et avec l’accord des quatre
représentants alliés.
J’ai appris que plusieurs années après il eut un ulcère
perforé et fut opéré à l’hôpital anglais des suites d’une
gastro-duodénite évolutive.
Rappelons encore l’aberration du système qui voulait
qu’il y ait chaque mois un médecin différent (!) et
l’absence de possibilités d’investigations médicales
en dehors de toute urgence (ce qui aurait à coup sûr
provoqué un incident diplomatique !) on réduisait ainsi
considérablement les chances d’apporter des soins
adéquats ! On l’a vu, de toute façon, les Russes avaient
toujours la même réponse qui s’écrivait en quatre
lettres « Niet » !
Il fut certainement ébranlé par le départ de
ses deux compagnons à la fin de leur peine, mais
espéra longtemps obtenir sa libération pour raisons
médicales.
Paradoxalement, c’est lui qui aura payé le plus cher
sa condamnation ! En fait c’était un prisonnier fort
encombrant car il détenait sans doute de nombreux
secrets politiques que certains pays n’avaient
probablement pas envie de voir divulgués.
Du début jusqu’à la fin les conditions de détention
furent extrêmement sévères. À plusieurs reprises
les « Alliés » avaient proposé de le libérer avant
l’achèvement de sa peine, mais voila !… sa demande
de grâce a toujours été refusée car, c’était sans
compter avec les avantages politiques que procurait sa
présence à Spandau pour les Russes !
Il fut, bien entendu examiné par de nombreux
psychiatres qui eurent des avis différents (les Russes
l’ayant toujours reconnu indemne de toute affection
psychiatrique).
On peut même signaler une thèse soutenue le 1er juillet
1952 à Paris par le médecin en chef de 2e classe
François Bayle.
De toute façon son comportement était anormal et
pouvait faire penser à une paranoïa (à mon humble
avis, cette spécialité n’étant pas la mienne) du moins
se comportait-il à ce moment-là comme tel espérant
sans doute une libération anticipée.
Il refusa toujours de recevoir sa famille sauf dans les
derniers moments de sa vie où il désira voir son petitfils.
Même sa mort survenue le 17 août 1987 à l’âge de 93
ans (il fut alors retrouvé pendu par un fil électrique
dans le cabanon de jardinier) prêtera à controverse :
suicide ou assassinat ?
?Dans le cadre de cette comédie burlesque, à la fin
de chaque mois se tenait une conférence interalliée
à laquelle participaient les quatre représentants des
Services de santé et dont le but était de rédiger un
rapport sur l’état de santé des trois prisonniers.
Dans la salle d’honneur de la prison se trouvait
une grande table rectangulaire autour de laquelle
s’asseyaient les médecins des quatre « Nations
Alliées » flanqués d’interprètes et de secrétaires.
À côté du médecin russe se tenait en plus un
« commissaire politique » en l’occurrence une femme.
Le médecin « sortant » lisait son rapport, qui ne
différait guère de celui du mois précédent, chaque
phrase étant traduite dans les trois langues.
À la fin de l’exposé, il y avait la demande rituelle des
questions à poser, puis la fixation de la date de la
réunion suivante.
À ce stade, tout le monde demandait au russe qu’il
fixe la date pour ne pas être confronté au « Niet »
habituel.
À l’issue de cette réunion de « travail » nous avions
droit, avec nos épouses à un repas offert par la
« puissance » sortante.
Certains ont écrit qu’il s’agissait de repas plantureux.
En l’occurrence, je peux dire que non !
Je me souviens d’un repas donné par les Russes
où nous avons mangé du poisson (peut-être en
provenance de la Volga) accompagné de jus de
pomme comme boisson ! (je pense qu’ils avaient
une prévention théorique particulière envers
le vin, boisson capitaliste par excellence et source
de la dépravation vraisemblable de l’Occident…).
À l’évidence, je ne recommanderais cette recette à
quiconque !
À part cela l’officier russe était sympathique, même
jovial et décontracté.
Il nous a parlé de Paris qu’il semblait connaître, du
Louvre, des Champs-Élysées et de la Tour Eiffel ! Cela
faisait-il partie du « savoir-vivre » qu’il avait appris ?
Voulant nous rendre hommage à la langue française,
il a insisté sur l’importance en Russie de certains
mots français assimilés en Russe et vice versa comme
« bistro ».
Ces visites à Spandau suscitaient parfois la curiosité
des officiers du régiment car effectivement rares
étaient les personnes qui pouvaient pénétrer dans cette
prison-forteresse ! Mais ils savaient aussi que nous
étions tenus à une certaine discrétion et cela n’allait
jamais bien loin !
Au terme de ce récit que reste-t-il de cette époque
appelée guerre froide qui, après deux conflits
sanglants, faillit en provoquer un troisième ?
Rien ! Et c’est tant mieux !
En effet, Berlin a retrouvé son unité quand le mur fut
abattu en novembre 1989.
La prison de Spandau a été démolie et les prisonniers
ont tous disparu.
Enfin l’unité allemande a été réalisée avec la
réunification et la disparition de la RDA.
Il ne reste que le souvenir d’une époque, oh combien,
différente de l’actuelle…
MC (ER) J. COGNET