La demeure de Jules

« O récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux »
Paul Valéry


Jules a choisi le Quartier-Haut. Un endroit calme, à l’écart de la ville. Depuis le centre, il est facile de s’y rendre à pied. Il suffit de grimper à flanc de coteau. L’endroit n’est pas triste, ni austère, il est sérieux. Il a la distinction et le charme d’un aristocrate.
Élégant, planté d’arbres, d’arbrisseaux et de fleurs, le soleil écrase ses pierres, à les fendre. Incongrus, un chemin goudronné et deux murs de béton l’isolent du Quartier-Bas, en terrasses comme lui. Situé au-dessus de son jumeau, il ne le domine pas.
Ainsi Jules demeure-t-il face à la mer, au-dessus d’un semis de villas ou de jeunes immeubles. Là où des parfums de résineux ou de lauriers volent jusqu’au phare et la chapelle de la Vierge. Il ne se lasse pas du panorama. La mer, vaste et lumineuse, attire au loin son regard qu’il tourne vers ses rêves d’antan.
Jules se font dans le paysage : lorsqu’on lui rend visite, deux ou trois fois l’an, on le devine à l’ombre d’un cyprès, sous un olivier ou le feuillage odorant d’un figuier ; à moins de l’apercevoir au loin, voile blanche sous le vent, gonflé de vie.
Il y est l’ombre de lui-même, épanouie.
On le trouve en veille, tôt le matin, les jours où l’aube embrase le coeur de ville. Il ne manque jamais le lever du soleil sur l’horizon. Il guette sur la mer les flaques rouge sang qu’étale la saignée des bateaux, tremblantes sous la houle et le froid. Il salue leur corps liquide que tranchent les étraves. Jules leur fait face, debout, chapeau à la main. Silence. Sa clarinette sonne : « Aux Morts ! ».
À l’ouest du mont Saint-Clair, une bande d’alluvions fait la loi. Elle arrache à la mer nourricière l’étang né de ses entrailles et ensable l’ancien relief qu’elle soulève au beau milieu des eaux. De l’autre côté de la colline, au nord, Jules plonge l’oeil dans le bassin de Thau, retrouve Pointe-Courte qu’il fréquenta, jeune. Sans un regard pour ce village au loin, du côté d’Adge, où il fut si malheureux quand l’heure fut venue.
Gros cétacé échoué là, sur la lagune, « Cette » est une île. Il y a son refuge. Il n’écrit jamais « Sète », mais « Cette », à l’ancienne.
Enfant, il s’attristait que l’étang se fût ainsi séparé de la mer. On lui avait fait un conte de cette venue au monde. La fée y ressemblait au Père éternel. Lui n’y voyait qu’arrachement. Ou divorce, un mot qu’il connaissait d’on ne sait où – jamais sa famille ne le prononçait – et qui cachait une chose inconnue qu’il devinait grave.
Pire, un abandon, croyait le petit Jules. Lui qui, adulte, abandonnerait tant et se sentirait tant abandonné. L’étang gardait de sa mer le sel et le goût des tempêtes. Il vivait sous la brise, assoupi dans la canicule ou figé dans le froid hivernal. Il cachait sa violence. Que la tempête grondât, il jetait des vagues d’écume et de rage à l’assaut du ciel, pour le crever. Lequel lâchait sur lui ses trombes. Ils s’éventraient l’un l’autre, corps à corps, à grands coups de lames, dans le hurlement des flots et des grains. Leur guerre était à mort.
Tout petit, Jules avait peur des furies de l’étang. La nuit qui les suivait, son sommeil s’agitait. Ces luttes de titans l’enfermaient dans un univers sombre et inquiétant. Elles alimentaient ses propres colères, ses cris ou ses caprices où l’on ne sut lire la peur. Son éducation aimante et sévère, n’empêchait pas ces « comédies » de l’enfant gâté qu’il n’était pas… Petit- Jules était bien élevé. Souriant, gracieux et espiègle, sa nature paisible faisait recette. Il était pacifique et doux. Rien n’annonçait ses brèves explosions d’humeur. Nul n’en savait le comment ni le pourquoi. Mais la poigne de l’entourage les contrôlait. Il n’en restait rien jusqu’à la suivante.
Après la tempête, se souvient-il, l’étang, soudain immobile, et l’air suspendu, se taisaient. Surgissait le mistral qui poussait les nuages. Le soleil éclatait comme un obus, transperçant le ciel nu mais à vif. Petit-Jules souriait au beau fixe, son caprice était retombé. Au Quartier-Haut, Jules goûte encore ce calme après l’orage, comme il aima le bien-être suivant chacune des migraines qui le torturèrent sa vie entière.
Enfant, il était joyeux, on le jugea soupe au lait. Adolescent, on le dira tortueux. Adulte, on le verrait rongé de mauvais rêves.
Sa famille ne chercha pas elle-même ce qui tourmentait l’enfant. Elle le confia au prêtre, voulut savoir, n’obtint rien du confesseur. Ses soeurs le couvraient, à elles il parlait : elles n’apprirent rien non plus. Lui-même n’identifiait ni son trouble ni son origine, peut-être le combat de l’étang et du ciel, sans qu’il comprît pourquoi. Non plus que le directeur de conscience, qu’à dix-sept ans on lui choisit. Il le garda un an et perdit la foi. Il fréquentait encore la paroisse de ses parents, pour ne pas les heurter. Des Italiens sans le sou y parlaient ce napolitain qui les tenait à distance. En dépit des efforts du curé apprenant leur dialecte, ou les leurs s’essayant au français, leur ardeur à vivre et leurs habitudes les laissaient entre eux ; on ne se mélangeait pas. De bons catholiques les saluaient en sortant de la messe, jamais ne s’attardaient. Jules, lui, s’arrêtait. « Les Capétiens ayant régné sur Naples, disait-il, ce sont des Français par l’Histoire » : un raisonnement qui irritait ses amis et amusait sa famille, attachée aux Bourbons. Il les approcha donc. Il avait dix-huit ans. La femme d’un pêcheur amalfitain, installé à Pointe-Courte, lui tourna la tête. Elle l’aimantait, il la pressa. Au bord de céder, elle le fuit. Jules souffrit puis oublia. Il se lassa des Italiens.
Ce fut la première blessure, après ses furies d’enfant. Dès lors, bien qu’il pût s’emporter contre des idées, il se montrait calme face à qui les portait. Ses colères n’étaient plus qu’agacements ou rages intérieures. Elles n’altéraient ni sa courtoisie ni sa correction qui rendaient exquise la moindre de ses piques. Il débitait son mécontentement en phrases sèches, adoucies d’une pirouette. Il n’élevait pas le ton. Un trait d’esprit aiguisait ses mots coupants. On était loin de ses ires enfantines.
Au-delà de l’étang, les collines s’enhardissent jusqu’au Larzac, desséchées au vent du nord ou ravinées sous la pluie poussée par « le Grec », venu de la mer. Des oliviers bordent les villages resserrés sous le soleil d’été ou la bise hivernale. Les coteaux des bords de l’Hérault les éparpillent parmi les vignes. De son promontoire, Jules veille sur les ceps familiaux, au loin. Et autour de lui, à les toucher, sur ces constructions planes ou ces chapelles minuscules, de pierres et de croix, de fleurs et d’ex-voto, certaines bâties par son père, enchevêtrées sur les terrasses du Quartier-haut.
Il ne quitte plus sa résidence : terre, eau, soleil, sécheresse, le vent, les orages, l’y retiennent. Seul son esprit file au coeur de la cité. Il y descend chaque jour. À ses visiteurs, depuis le phare, il montre Cette, son royaume, à ses pieds et le raconte.
« Je flâne le long du canal comme dans ma jeunesse, une tranchée qui fend la ville de part en part, nourricière. J’en connus d’autres, tueuses, qu’abreuvait la mort. Ici les quais sont pacifiques, ils ne s’affrontent pas. Cette artère vivante ne divise pas la ville, elle la rassemble. L’alimente et la baigne d’eaux salines. Ce cordon ombilical, resté attaché à sa mer, abreuve l’étang et oxygène la ville. Le retour manqué d’un pêcheur perdu en mer, d’un marin envoûté par l’Orient ou d’un soldat mort à la guerre, y déverse les larmes de la cité. Moi je pleure mes amis tués au front.
« Sur les berges, la vie est simple. Cette n’est pas Venise : pas de palais, pas de luxe, ni intrigues ni courtisanes. Les joutes politiques se font à coups de gueule, pas à la dague. On ne s’embroche pas, les couteaux restent en poche ; ils ouvriront les huîtres. « Je flâne parmi les filets fraîchement tirés, encore humides, ou d’autres à l’abandon. À la criée, sous les embruns, je m’enivre de bouffées d’iode, au retour des chalutiers. Ils ramènent la marée et des essaims de mouettes virevoltant jusqu’au quai. Ces gloutonnes foncent sur leurs proies, enivrées du vacarme de leurs cris. Leur bec sanguinaire lacère la rivale, lui dérobe sa victime, frétillant encore et l’éventre. Je crains le sang, j’abhorre les bagarres, je détestais celles de mon enfance. Je fuyais. J’abandonnais la partie. Lâche ? Pas même : je savais avoir le dessus. Je haïssais ces violences. J’eus horreur de celles de ma guerre. « Des poissons demi-vivants s’agitent dans les bacs. Asphyxiés, gueule et ouïes grandes ouvertes, leurs yeux se gonflent de terreur. Ils s’éteignent dans des soubresauts pathétiques, parmi les éclairs du soleil sur leurs écailles. Poissons morts-vivants, entassés comme s’empilent à la bataille cadavres et blessés gagnés par la Camarde.
« Quand j’étais enfant, la mort féroce des poissons m’ensorcelait. Je recherchais ces agonies pour mieux leur échapper, y revenant, aussitôt les fuyant. Fasciné, terrifié, l’effroi contre l’attrait. J’acceptais cette souffrance comme la douleur que je m’inflige, à me mordre au sang, pour masquer sous mon crâne chaque migraine qui m’assomme.
« Les seules luttes que j’observe, désormais, du haut de mon belvédère, sont, sur le canal, les joutes de la Saint-Louis. Je ne les manque jamais.
« Les jours de vent marin, des relents poisseux et forts m’apportent les senteurs d’Orient de mes rêves d’enfant. De gros nuages bas fondent sur la cité, adoucie comme un loukoum. Col marin et souliers vernis, j’échappe à ma mère. Je cours vers le port où s’alignent des vapeurs, des trois-mâts, des bricks, chargés d’ors et d’épices, de bois précieux, d’étoffes ou de vin. Assis sur le ponton près d’une goélette, l’oeil mi-clos, je file à Singapour, Valparaiso, Bangkok ou Sydney. Pondichéry, Chandernagor, Karika, Yanaon et Mahé, que je récite aux Bons Pères, me saoulent de leurs parfums ; leur cohue m’entraîne, je flotte.
Ces élégants ont disparu des vieux quais. Je regrette ces vaisseaux de poète. Ils durent laisser place à des cargos d’acier. Venus de ports froids et automatisés, ces monstres, ces modernes ne relâchent plus à Cette. Ils la désertent. Des grues à l’abandon, squelettes de ferraille et de rouille, grincent sur les docks vides, fossiles de la splendeur passée. On ne rêve plus dans ce havre mort, on meurt ».
Jules vint au monde dans une des rues étroites et colorées qui descendent au canal. Des balcons où sèche le linge, on s’interpellait en occitan, français, italien, portugais ou espagnol, arabe et berbère. Sète se voulait Tanger. Entrepreneurs en bâtiment, poussés par leurs vignes au négoce des vins, ses parents habitaient une demeure bourgeoise, abritée de hautes persiennes aux lattes vertes illuminant la façade dorée. Ils aimaient leur ville, et Dieu qu’ils craignaient par-dessous tout.
Lui n’en avait cure. Il avait fait Verdun, un mariage arrangé et de mauvaises affaires.
Il partit en Quatorze pour en découdre. Ce serait rapide, avant l’hiver il serait de retour. Il revint en effet. Quatre ans plus tard. Horrifié. Désespérant de l’espèce humaine jusqu’à la fin de sa vie. Le Chemindes- Dames – joli patronyme pour tant de cruauté – au premier jour, tua le mari de Louise, sa soeur préférée. Elle pleura, éleva ses trois enfants, jamais ne se plaignit. Quelle importance, ce chagrin ? Son regard pétillait. Sa vie durant elle garda ce sourire humble, presque angélique, qui cachait des rides précoces. Elle le perdit à peine lorsqu’elle mourut, cinquante ans plus tard, en paix avec elle-même. Il demeura sur ses lèves fines, maintenant décolorées. Contre le Ciel elle n’eut jamais un mot. Elle consolait les autres et Jules.
Il avait changé. À cause de la guerre, comme les autres, disait-on. Son caractère n’était plus le même. Lui, si affable, jovial et chaleureux, subissait maintenant la peur par bouffées, sans raison ou pour un rien, dans la journée ou pire, la nuit. Elles le réveillaient. Agité, couvert de sueurs, son coeur s’emballait. Elles lui tordaient la poitrine. Il ne se rendormait qu’au petit matin. Capricieuses, imprévisibles, il n’avait pas moyen de les fuir ou de les arrêter. Il lui arrivait de se voir dans un état second, rêve ou cauchemar, il l’ignorait.
Il prit plus tard l’habitude d’absorber un alcool qui le rassérénait, quitte à doubler la dose. Un apéritif pouvait suffire, ou un verre de vin qui rosissaient ses pommettes et lui rendaient le sourire ou de sa bonne humeur passée.
On lui trouvait le caractère instable ou mauvais, c’était nouveau, lui, jusque-là si courtois, calme et pacifique. Cette surprise dénonçait la guerre, qui s’en souciait ? Ses accès d’humeur déconcertaient son entourage. Il lui fallut augmenter les prises.
Ses colères revenaient à propos de tout. Elles rappelaient à ses soeurs celles de l’étang, lorsqu’il était enfant, disparues avec l’adolescence. Elles invoquaient cette fois son ménage malheureux : malgré des qualités d’une rare humanité, sa bigote de femme, Joséphine, ne le comprenait pas. Elle lui préférait la messe et les mathématiques. Il avait des moments de prostration, contrastant avec de longues périodes où il était irritable ou étonnamment euphorique. Un beau-frère qui ne l’aimait pas, le disait « d’humeur égale, oui, mais mauvaise » : c’est faux. Il savait se montrer jovial et chaleureux, mais très vite revenait l’anxiété. Cote 304, mai 1916, on se bat corps à corps, à la baïonnette.
Le visage du Prussien qu’il embrocha – c’était lui ou l’autre – avait ses yeux grands ouverts, hébétés, l’effroi aux lèvres. Leurs armes s’étaient croisées. Jules fut le plus rapide.
Sur le coup, il ne sentit ni frayeur ni angoisse. Sa tête soudain était vide. Il était comme gelé sur place, momifié ; une statue bouche ouverte dont ne sortait nul cri, pas un mot. L’effroi. Seul au milieu de la furie, il n’entendait rien ni personne. Il n’avait pas conscience d’avoir vu la mort qu’il avait donnée, ni celle qu’il eût dû recevoir. Un brancardier, lui raconta-t-on, l’avait conduit, semi-évanoui ou hébété, au poste de secours. Il y resta quelques heures, on l’y réconforta. Il était calme et fatigué. Dans cette promiscuité des morts, des blessés, des soignants, entassés dans la gadoue parmi des rats, il se sentait ailleurs et même étranger. Il se voyait comme sorti de lui-même. S’observant froidement, comme il le faisait du lieu et des camarades autour de lui, avec une indifférence ou une objectivité exagérée, ne manifestant nulle inquiétude de cette distance ou de cet environnement glacé. Il était « autre ». Le décor était d’un théâtre, il était spectateur ; rien de réel à tout ceci.
Cet ailleurs ne dura pas. Non plus que l’illusion de n’être pas lui. Il reprit ses esprits et rentra sous sa carapace. Il parla. But un café chaud, une rasade de vin, prit son fusil et retourna au feu.
Jamais il ne raconta cet épisode. Effacé. Volatilisé. Il n’y songea pas jusqu’à la fin de la guerre. Pas même après sa démobilisation, à Sète, en janvier 1919. Des années passèrent dans l’oubli total.
Il restait chez lui ou au bureau, quand il en avait un ; il en changea maintes fois. Il travaillait pour quelques contacts ou clients, les quittait tout à tour. Ou eux l’abandonnaient, le désespérant davantage. Pour s’occuper, il faisait la cuisine quotidienne, peaufinait celle des invités du dimanche soir. Il aimait cela et n’y manquait pas. Là au moins, il ne baissait pas les bras, il gardait son poste. Mais c’était Joséphine, piètre cuisinière, qui faisait bouillir la marmite. Il avait honte de lui, de ses peurs, de ses crises d’angoisse, de sa situation sociale – pas d’emploi, ou instable – et de sa dépendance matrimoniale. Il désignait les coupables, les fauteurs de guerre – mais y croyait-il seulement ? – oubliant qu’en Quatorze, il leur était de leur bord ; l’assassinat de Jaurès l’avait à peine troublé. Il incriminait quiconque, en affaires ou en privé, s’opposait à son unique idée : interdisons la guerre. Il lui fallait des boucs émissaires. Au fond de lui, n’en révélant rien, il s’accusait bel et bien d’avoir tué l’Allemand : alors il buvait, trinquait « à sa santé », ironisait-il.
Au fil des années, sa tristesse grandissait. Il manquait d’entrain, le matin surtout. La force physique lui faisait défaut. Il peinait à monter ses deux étages, sans que le médecin ne décelât quoi que ce fût pour l’expliquer, sauf, bien plus tard, dans la vieillesse, le coeur qui s’essoufflait. Son humeur était morose. Il n’avait envie de rien. Sa mémoire, sa concentration sur la lecture, étaient moins performantes que par le passé. Pourtant cet homme cultivé s’astreignait à lire de l’Histoire, sa passion. Il détestait le roman et les romanciers contemporains, les Gide ou autres Martin du Gard, bien que le jeune Brasillach trouvât grâce à ses yeux. « Depuis Barrès, on n’écrivait plus en France », disait-il. Quant à Proust, il l’ennuyait, à force de phrases sans fin décrivant un monde qui ne le faisait pas rêver.
Après les dix ou douze premières années de son mariage célébré en 1920 – il avait trente-huit ans – ses nuits commencèrent d’être perturbées. Il se faisait devoir de rester près de sa femme qui préparait ses cours ou corrigeait ses copies, tard, dans leur chambre, à sa table-bureau. Lui se couchait et déchiffrait une partition ou lisait. Souvent il somnolait ou s’endormait. Dans cette chambre où ils s’ignoraient, elle corrigeant, lui, n’attendant rien, deux époux se côtoyaient sans intimité.
Un soir, le grincement de la plume sur une copie déclencha le premier cauchemar qu’il fit du drame oublié. Dès lors, l’effroi du Prussien resurgirait en boucle, perçant son sommeil jusqu’à la douleur, pendant des années et des années.
Il se voyait arc-bouté sur sa cuisse gauche, glissée entre celles de l’Allemand, penché sur le malheureux qui fit un pas en arrière, Mauser à la main, baïonnette en place. Lui tenait son fusil à deux mains, comme une fourche, droit devant de lui, poussait sur sa jambe droite, embrochait son ennemi. Il crut voir dans la pénombre, sortant du col dégrafé de l’uniforme de son Allemand, pendant à son cou et lui jetant un éclair lumineux, l’Étoile de David. Lui était sauf, la manche de sa capote déchirée par la lame adverse. Il réentendait à chaque épisode, comme la craie sur le tableau noir ou la plume sur la copie, le crissement de la baïonnette, lorsqu’il la retira, sanglante, du corps qui s’affaissait. La nuit, ce déclic récurrent, un éclair, déclenchait chaque passage du film. Une fois de plus, il revivait la scène, point par point. Chaque détail, fût-ce le plus insignifiant, revenait intact, augmentant son angoisse. Et parfois, quand il y repensait dans le calme, il l’intriguait, tant ces réminiscences si précises étaient étranges, après tout ce temps. Il se réveillait en sueur, bouleversé, des palpitations au coeur, les extrémités glacées, assis soudain sur le lit, perdu au milieu du champ de bataille. Il lui arrivait de hurler. Sa femme n’entendait rien, elle était sourde.
Il revivait parfois la scène en plein jour : une fois qu’il était vieux, chez le cordonnier voisin, à partager un verre, le chuintement du couteau sur la semelle provoqua la vision obsédante. Il connut alors la vive épouvante de se voir dédoublé dans le temps : il était à la fois dans le drame de l’époque et dans l’atelier du jour, sentant le cuir et la colle ou la poix et respirant l’odeur de poudre et de cadavre. Ce n’était pas la première fois, il y en eut d’autres des décennies durant. Il craignait de perdre la raison.
Son irritabilité, quelques gestes violents – il cassait beaucoup –, ne faisaient qu’inquiéter l’entourage voulant y lire l’empreinte de l’alcool, qu’il eût bu ou non. Il fuyait la foule à toutes jambes, rasait les murs, les yeux baissés. Sa honte se lisait à ces lunettes noires qu’il chaussait sans soleil, ou à sa silhouette soumise qui rentrait les épaules et courbait l’échine, sans que s’affaissât jamais l’inquiétude qui le minait. Soumis à ses craintes et aux obstacles de sa vie, il n’y a que lorsqu’il chancelait, après le bistrot, qu’il se sentait libéré. Il n’avait plus peur : un jour qu’il se cramponnait à la rambarde d’un pont, le pas mal assuré, il rit avec un mépris souverain, un sarcasme grinçant, à la leçon minable que lui faisait un proche qu’il croisait : après l’engueulade, cette bonne âme le planta là et le laissa affronter seul le carrefour voisin et encombré ; puis le jugement de sa femme inquiète de ne le point savoir rentré.
Pour prévenir les cauchemars, il modifiait l’horaire de son coucher, la qualité de son dîner, allongeait ses promenades de l’après-midi qu’il finissait au café. Toujours sans succès. Rien n’y faisait. Les soirs qu’il avait voulu boire davantage que de raison, au grand dam de Joséphine, il se retrouvait encore au fond du regard ahuri de l’Allemand, le mal de tête en plus et le lendemain, un malaise qui le rendait agressif. La colère le prenait pour une broutille ou une réponse inadaptée de l’épouse indignée. Puis elle retombait, disparaissant jusqu’à l’épisode suivant.
Le cauchemar de la mort par lui infligée, lui faisait maintenant espérer la sienne qu’il avait empêchée. Pour en finir. Pas comme punition de son acte. Il lui arrivait de courir des risques impensables : traverser une route fréquentée ou la voie ferrée voisine, en toute connaissance. Non par défi, plutôt pour s’en remettre au hasard qui déciderait de le faire mourir ou non. Il était obnubilé, fasciné par cette mort qu’il s’était évitée en la donnant à l’autre. Comme celle des poissons sur le quai, quand il était enfant, elle l’attirait en l’effrayant.
Maintenant il souhaitait sa propre mort pour échapper à son Allemand. Alors il se trouvait absurde et s’enfonçait dans le désarroi : étrange ambiguïté que son rapport à la mort.
Jamais il n’avoua son envie de se tuer. Il avait trop honte. Pas même au médecin de famille qui parlait de neurasthénie et prescrivait du repos au bon air. Il la repoussait, lui échappait, y repensait. Elle venait, il la chassait. Son éducation proscrivait le suicide. L’épouvante de sa famille face à ce crime, s’il y cédait, ébranlait sa conviction. L’alcool la lui faisait oublier mais le tuait à petit feu.
Son envie de mourir le maintint en vie. Comme s’il préférait affronter l’horreur de son cauchemar, quitte à ce que sa répétition le submergeât ou qu’il la noyât dans la boisson. Cet effroi du soldat allemand, son regard incrédule qui interrogeait le sien quand lui, Jules, enfonçait sa lame, passait en boucle. Mais de son propre effroi lors du corps à corps, il ne gardait que le souvenir d’un blanc aveuglant.
Il n’en parla jamais. Sauf une fois à son frère, après la démobilisation. Il ne racontait pas sa guerre, pas plus que les autres ne disaient la leur. Il fallut quelques témoignages au fil du temps, recoupant de vagues allusions, pour qu’il se livrât et qu’enfin on sût ce qui le hantait.
C’était à la fin de sa vie.
Alors le vit-on pleurer sur son Allemand. À moins que ce ne fût sur lui-même.
La musique et sa fille unique, son soutien face à Joséphine, le soutenaient contre les malentendus conjugaux et des affairistes véreux.
Il s’était lancé dans le courtage en vins, comme on se jette à l’eau, espérant nager sans avoir appris. Il ne connaissait rien au commerce. Puis il fut quelques mois, quelques années peut-être, représentant en alcools et spiritueux, sillonnant les routes glacées de Meuse et de Meurthe-et-Moselle, ou jusque dans les Vosges. Il n’allait pas en Moselle, jamais à Metz, qu’il trouvait trop prussienne bien qu’il sût – 1552 – la date de son rattachement forcé à la France, avec Toul et Verdun ; l’annexion de 1871 puis la guerre et cet Allemand mort de sa main, lui barraient les chemins de Moselle.
Il reprit le courtage en vins, s’essaya à d’autres emplois, multiples et sans substrat. Il eut de longues périodes d’inactivité, sa vie durant. Ce qu’il préféra, ce fut l’époque où il essayait de placer les vins de sa famille et d’autres crus plus renommés, dans ses premières années en Lorraine. Il ne faisait pas encore ces drôles de cauchemars. Le souvenir de Verdun, toutefois, ne le lâchait pas. Il s’y rendait avec sa Citroën, deux ou trois fois l’an, lors de ses démarchages. Moins de deux heures de route par Saint-Mihiel et la Voie sacrée, depuis Toul où Joséphine enseignait au lycée de jeunes filles.
Une fois, quand son sommeil commençait d’être perturbé par ses terreurs nocturnes, entre deux verres de gris de Toul, ce vin « pierre à fusil » dont il appréciait l’âpreté et l’acidité si différentes de la verdeur des siens à Sète, il acheta une brasserie avec un associé rencontré au bistrot ; ils firent faillite. Dès la signature de l’acte, l’idée de l’échec lui était apparue, il fut incapable de faire marche arrière. Dans la débâcle de ses finances, de brèves colères mettaient sa moustache en bataille, il revoyait ses tempêtes de l’étang de Thau. Alors il libérait la langueur humide de ses yeux, gommant un instant leur malice coutumière. Le cafard le rongeait, qui n’empêcha jamais ses bouffées d’affection pour ses amis, situation unique où il s’abstenait ou buvait peu. Non plus que son humour, bien qu’il n’aimât pas ce mot venu des Anglais. Il lui préférait l’expression « avoir de l’esprit » : il n’en manquait pas.
Fidèle à Mistral et aux félibres dont il parlait la langue, il se régalait d’Alphonse Daudet ou d’Henri Bosco, ne voyait en Pagnol qu’un bateleur de café-théâtre auquel, au fond, il reprochait de le faire rire. Ce déraciné lisait Barrès : l’amour de la terre, le culte des ancêtres rachetaient à ses yeux les salons parisiens et l’écriture apprêtée du dandy. Il le rapprochait de Maurras, dont il était sans doute plus distant qu’il ne le laissait croire, tout en affichant un monarchisme suranné.
Maurras était le penseur politique dont il était le moins éloigné, bien qu’il n’épousât pas toutes ses convictions. Il était athée comme son mentor et anticlérical. Il recevait l’Action française. À cause de la condamnation du mouvement éponyme par le pape, il s’y était abonné, en rébellion contre l’Église : jusque-là il s’était contenté de feuilleter quelques numéros. Il se délectait des éditoriaux de Maurras, imprégnés de fierté latine et d’inspiration monarchique. Il appréciait sa plume polémiste, son élégance de style et sa haine des Allemands : mais Jules haïssait-il celui qu’il avait crevé de sa baïonnette ?
Il jubilait de l’ironie et de la cruauté outrancière d’un Léon Daudet décapant. Il avait souri à lire Les Morticoles, alors qu’il ignorait le monde cynique de l’hôpital et de la médecine. La description féroce de la société ou les portraits littéraires au scalpel donnaient forme à ce que Jules pensait du monde.
Toutefois, il n’avouait pas de haine des Juifs, contrairement aux caciques de l’Action française et de bien d’autres. Or ce n’est qu’après « sa » guerre, qu’il ne les stigmatisa plus. Auparavant, il avait participé, qu’il l’admette ou pas, à cet antisémitisme sournois ou déclaré répandu en Europe. Il cessa après 1918. On le vit alors glisser dans la conversation des allusions à l’Étoile de David, qu’une pirouette ramenait au thème de l’échange. Il semblait s’y accrocher comme un naufragé à l’épave. Manifestement, évoquer l’Étoile lui faisait du bien. Nul ne savait pourquoi.
Il était trop jeune au moment de l’affaire pour avoir été un antidreyfusard militant. Mais avec cette violence romantique de jeune bourgeois catholique bien-pensant, il se mêla fiévreusement aux discussions entre adolescents et bons pères de son école chrétienne : tous proclamaient la culpabilité de l’officier juif ; lui le premier, qui manifestait une brutalité qu’on ne lui connaissait pas.
Mais à la différence des autres, il n’incriminait pas l’origine juive du capitaine. Sa famille, antidreyfusarde convaincue, ne se disait jamais antisémite, quoiqu’à l’église elle fustigeât le peuple déicide. Dans cette affaire, elle et Jules n’invoquaient devant leurs interlocuteurs, que le patriotisme et les provinces perdues qu’on reprendrait. Et faisaient de Dreyfus un traître uniquement pour ses racines dans une Alsace germanique, certes française depuis 1648, annexée au Reich originel : vu de si loin – Sète – ce raccourci stupéfiant n’était pas inhabituel ; non plus que cette légende courant en Lorraine après guerre, qui voulait que les Méridionaux ne se fussent pas battus contre les Allemands lors du conflit mondial.
Le judaïsme de Dreyfus n’ajoutait donc rien à l’affaire, disait-on dans la famille de Jules, où l’on contredisait mollement ceux qui le mettaient en avant. Que Zola s’en mêlât fut une nouvelle justification à l’antidreyfusisme de Jules. Il avait en horreur le populisme du plumitif et son goût supposé pour la lie de la société : généreux même s’il ne possédait pas grand-chose, il haïssait le socialisme.
Il garda l’habitude jusqu’à la fin du second conflit mondial, non pas de fustiger les Juifs, mais de remarquer qu’Untel devait l’être, du simple fait de son patronyme, de son emploi ou d’une quelconque particularité physique soi-disant démonstrative. C’était d’une terrible banalité, largement répandue, et stupide, pensait-il, puisqu’elle stigmatisait une population sur des critères absurdes. Pourtant il continuait. Cette habitude instinctive, il l’avait acquise, sans aucun doute, auprès de sa famille, car très jeune il posait la question : « Cette personne est juive ? ». L’enfant répétait ce qu’il avait entendu.
Plus jamais il ne voulut formaliser cette question après ce qu’on découvrit des camps d’extermination. Il la chassait quand elle lui surgissait à l’esprit, ce qui restait fréquent, quoi qu’il fît pour en prévenir la survenue. Il rencontra, à la fin des années quarante, un médecin au patronyme « évocateur », germanophone, descendant d’Alsaciens fixés à Lyon en 1871 et qui dut exhiber devant la Gestapo la réalité physique qu’il n’était pas juif, dénoncé par un condisciple fréquentant la milice et devenu ardent gaulliste en 1958… Jules n’aimait pas de Gaulle, il avait été pétainiste : la Révolution nationale était la seule révolution qu’il acceptait. Mais après le second conflit mondial, il prit l’habitude, le samedi, d’aller au centre-ville, au coeur des remparts et de gagner la synagogue. Il marquait le pas face à l’entrée, se découvrait un instant et rentrait chez lui. Il n’eut pas l’occasion de croiser des Juifs et leur Étoile jaune, pendant l’Occupation : qui sait s’il les aurait salués, s’il en avait rencontré dans ce village de l’Hérault où il vécut pendant la guerre ?
Il avait lu Gringoire dès sa création, attiré par sa critique littéraire et sa ligne politique : l’esprit « ancien combattant », l’antimarxisme et la haine de la gauche, puis l’anti-bellicisme qui ne cachait pas encore le pacifisme, convenaient à Jules, comme l’antiparlementarisme, après février 1934, ou l’exécration de l’Angleterre. La haine des Juifs suspectés de faire le lit du communisme, devint la litanie du journal, ouvertement antisémite : Jules y trouvait-il son compte ? Il abandonna la lecture de Gringoire à l’automne 1940. Il n’en donna pas la raison. C’était au moment où deux collègues de sa femme étaient chassés de l’enseignement parce qu’ils étaient Juifs.
S’il détestait ouvertement les Francs-maçons, il ne manifestait donc aucun antisémitisme, malgré son soutien à l’Action française et à Gringoire. Sa femme, une catholique « sociale », le disait amer de ces violences de feuille-de-chou : elle ne pouvait imaginer avoir épousé un antisémite. Il n’adhérait pas non plus à l’idée commune que les Juifs possédaient l’argent. Il la trouvait ridicule. S’il méprisait la finance et ses manipulateurs, qu’ils fussent Juifs ou pas, issus par exemple de la haute bourgeoisie protestante, ne l’intéressait pas. Les Juifs ? Il était indifférent à leur existence en tant que tels. Il était athée et l’argument du peuple déicide lui était étranger.
Reste que lui, Jules, à Verdun, avait tué un Juif. Il était antirépublicain et n’aimait pas la démocratie. Il méprisait politiciens et parlementaires, il détestait la plèbe capable de guillotiner à tout-va. Il se reconnut pourtant sans hésitation dans le peuple de soldats hagards, jetés en pâture aux tranchées, ses camarades, comme lui, tordus de trouille dans leurs boyaux infects. Au combat, il s’était senti parmi les siens : roublards, gueulards, hâbleurs, mais patriotes, courageux et malins s’il le fallait : lâches ou poltrons quelquefois, qu’il fallait bousculer ; passifs en général, sauf à l’assaut où, la peur au ventre, ils se lançaient à coups de pinard dans la furie. Il avait dû accepter, comme chacun, la promiscuité des morts, des vivants et des classes sociales. Lui aussi s’était jeté à corps perdu dans la bataille, aux côtés de ses frères. Rien de tel que la peur et la mort sur ordre, pour parvenir à l’impensable : réaliser ce dont on s’imaginait incapable : ils le firent, il le fit avec eux. Les flots de sang, les sanies, les hurlements, les cadavres putréfiés, l’enfer des obus, de la boue, les intempéries, les vivants piétinant les morts, les morts tenant les vivants, rien ne l’avait mieux convaincu de la folie humaine, sa cruauté et sa passivité, que cet enfer. Lui-même n’échappait pas à sa propre critique puisqu’il avait subi comme les autres et s’était tu. Qu’auraient-ils pu faire ? Sa vie d’après renforça ses convictions politiques et son hostilité à la guerre, mais le rendit à jamais indulgent et généreux avec les malheureux.
Quand on lui rendait visite, il se montrait accueillant, enjoué et s’exprimait avec chaleur. Il évitait en général d’étaler ses opinions politiques, car si la monarchie héréditaire, légitimiste, antiparlementaire et décentralisée, était son credo, il en savait la vanité : une utopie pour le plaisir de s’y accrocher. Conservateur et libéral, rêveur, il manquait de sens pratique. Ses postures restaient du vent. Il n’appartenait d’ailleurs à rien ni personne et ne militait nulle part. Son tempérament ou les circonstances le forçaient à s’isoler. Il refusa, malgré des sollicitations de comptoir, de fréquenter les mouvements d’anciens combattants, les jugeant populistes et grincheux. Il n’aimait pas les ligues, trop polémiques ou violentes ; non plus que les fauteurs de la répression policière du 6 février 34 ou ensuite les braillards du Front populaire. Quelque pacifiste qu’il fût, il ne trouvait raison à aucune des vociférations de la rue. Il ne manifestait pas, ne prenait part à rien, calfeutré dans l’individualisme où il croyait se protéger et où quelques vagues camarades de ses connaissances voyaient de l’égoïsme. Il s’en moquait.
Abordait-on entre amis, ces dimanches soirs où Joséphine et lui recevaient, la situation du pays, la littérature, l’histoire, les voyages – lui qui ne voyageait jamais – qu’il ne montrait à ses invités que bonne humeur, culture et vivacité d’esprit. Elles faisaient l’unanimité. Jules n’était jamais si élégant qu’en parlant sous son faux col rond et son noeud noir, épinglé d’une abeille d’or. Il pétillait. Il était alors loin de ses reviviscences morbides. Ses convives les ignoraient puisqu’il n’en parlait pas. Elles le laissaient en paix le temps de ces rendez-vous. Sa conversation raffinée dissimulait un abattement et un pessimisme qu’on pouvait deviner, mais dont personne n’imaginait le degré ni l’origine.
Quelquefois la mélancolie le prenait en pleine soirée. Soudain il s’isolait parmi ses invités auxquels il échappait. Il se transportait « ailleurs », sans rien laisser de lui que la gêne provoquée par sa pâleur soudaine, l’agitation de ses mains et son regard perdu. Il s’enfermait dans le silence, lèvres entrouvertes, comme si un mot allait en venir. Il était coupé du monde, conservant quelques gestes automatiques et une indifférence à l’entourage qui inquiétait. Il gardait pourtant mémoire de cette absence qu’il avait eue. Désorientés s’ils le connaissaient mal, ses invités s’habituaient à ces changements d’attitude qui ne duraient pas. Ils lui restaient attachés. Mais une fois qu’ils s’étaient retirés, après un délai décent les autorisant à quitter les lieux, il entrait dans une brève colère. C’était à propos d’un argument qu’il n’avait pas apprécié chez ses interlocuteurs, que la courtoisie lui avait interdit de reprendre vertement. Il le ruminait.
Capable de mauvaise foi, il se rattrapait auprès de Joséphine qui remerciait le ciel d’être sourde : elle abandonnait son cornet acoustique ou fermait son sonotone et ne se sentait plus son souffre-douleur. Cette faculté qu’elle avait de s’isoler de lui, le rendait furieux, lui qui tant se retranchait des autres. Rapidement, il abandonnait sa colère, honteux, cependant incapable de présenter des excuses. Par orgueil, parce qu’il était convaincu d’avoir raison ; ou qu’il pensait que s’excuser était inutile et soulignerait à bon compte le mauvais contrôle qu’il avait eu de lui. Qu’il pensât avoir tort, il ne l’avouait jamais. Il préférait retourner à son mutisme, Joséphine se réfugiant dans son handicap. Il s’enfonçait dans le silence et finissait la bouteille de Monbazillac ou le Pommard du dîner. Il fallait attendre le lendemain midi pour le voir remonter à l’air libre, avec ce sourire élégant et un peu las qu’égayait avec bonheur sa moustache blanche : il était rasséréné.
En dehors de ces visites conviviales du dimanche soir, il se cachait du monde, enfermé dans ses cauchemars. En ville, durant de longues périodes, il rasait les murs, tête basse, le chapeau sur les yeux.
Il sortait à des heures peu fréquentées, craignant la foule. Il aimait pourtant flâner à Nancy ou écouter un concert, salle Poirel. Il s’y rendait accompagné : la présence de sa fille, de sa femme ou d’intimes le rassurait. S’il y allait seul, il choisissait des horaires évitant la cohue. Des circuits dans de petites rues le dispensaient d’emprunter les artères principales. Il ne passait place Stanislas que tôt le matin, pour goûter selon la saison, la lumière naissante du soleil ou celles des réverbères enflammant les façades et les grilles : de ces feux, quelque chose lui revenait de l’embrasement matinal du Mont Saint-Clair.
« Il savait La Fontaine et la morale, jouait des mots et de la clarinette » : c’était le raccourci que feraient un jour ses petits-enfants. Pour le moment, ils ignoraient ses sautes d’humeur puisqu’avec eux, il n’en avait pas, bien qu’ils le fissent enrager, profitant de sa bonhomie et de sa tendresse infinie. Il arborait le même sourire lorsqu’il leur récitait les fables qu’il savait en nombre. Il insistait sur la morale qui les concluait, du ton d’un austère pédagogue ; puis la déguisait soudain en un propos absurde et drôle. À l’occasion, il donnait de courtes fables de son cru. Il rimait assez bien. La chute en était toujours drôle ou inattendue, jamais à rebours.
Ailleurs, ses traits d’esprit pétillaient, ironiques ou amusants, parfois cruels, fusant devant quelques initiés auxquels il les réservait. En regard, ses piètres jeux de mots pâlissaient, insupportables et à la chaîne, lors des périodes d’exaltation qui suivaient des semaines d’abattement. Ils étaient alors le paravent le protégeant de sa mélancolie. D’ailleurs ils laissaient percevoir sa vieille langueur à qui savait la deviner. Jules aimait l’Histoire, malgré l’inutilité de ses leçons. Il en racontait de brefs épisodes à ses petits-enfants, choisis et orientés – nos grands rois, les cathédrales, Jeanne la Lorraine – et les accommodait à sa façon. Il rendait drôles les épisodes les plus cruels, brouillait les faits et les époques, pour le plaisir : les rois fainéants en wagon-lit précipitaient les enfants à la fenêtre pour guetter la gare voisine et le Train Bleu. Il inventait ou mêlait contes et personnages illustres. Racontait l’Ancien régime, superbement ignorait la République. Contrairement à Paul Valéry, son aîné à Sète, il croyait à la répétition de l’Histoire, dont il s’inquiétait. Il craignait les révolutions, abhorrait la violence. Il haïssait les Jacobins et ces « votants », comme on les appela, qui, par leur choix, avaient tranché et mis à mort Louis XVI. Pour un anniversaire, Joséphine lui offrit une biographie de Robespierre, croyant lui faire plaisir. Il partit dans une colère noire et mit le livre en morceaux. Elle cessa de lui faire des cadeaux et attendit qu’il agonisât pour baiser son front et lui demander pardon de ses incompréhensions : elle était sincère et bonne chrétienne.
Un jour que les petits voulurent l’interroger sur sa guerre, il fut épouvanté. Ses cheveux blancs se dressaient sous leurs boucles. Il s’agitait, quitta sa chaise, précipitait de courts allers et retours dans l’étroite cuisine chauffée au bois ; se rassit, se dressa encore, vint à la fenêtre, regagna son siège. Les petits riaient de ce burlesque, croyant à un jeu ; puis s’interrogèrent : la partie était bien longue. Ils percevaient quelque chose de trouble qui les gênait. Leur grand-père s’assit lentement, baissa la tête, rentra le menton sous sa moustache et leur dit que ce sujet n’était pas de leur âge. Ils le prirent pour argent comptant et l’on joua au Nain jaune.
Dès 1919, il retrouva l’élégance et sa distinction d’avant-guerre, que les tranchées avaient estompées sans les effacer : son maintien, son tempérament, malgré la boue et les horreurs, y avaient gardé assez de chic pour qu’on le respectât comme un seigneur, lui qui était caporal. Ses peurs, puis l’usure des excès et de l’âge, n’eurent jamais raison de sa tenue, même s’il était éméché. Aidé de sa petite taille, avec le temps, il filait lentement dans l’ombre, avec cette assurance qui vous glisse aux Enfers. Les décennies passantes, il se voûtait. Ses genoux fléchissaient. Il allait le cou tendu pour dresser la tête. La souffrance, la douleur se lisaient dans son regard bleu et humide comme l’eau où l’on se noie. Il s’affaissait, écrasé par le fardeau de la vie. L’insomnie le disputait à ses peurs du crépuscule. Lui, autrefois trapu, devenait frêle et fragile : le chêne se faisait brindille que Jules écrasait de son propre pas.
Si les cauchemars le tuaient, ses rêves l’aidaient à vivre.
Il était friand de Suze, qu’il dégustait au Café du canal, à Toul, les après-midi d’hiver. La gentiane sombre, épaisse, tandis qu’il buvait, déposait de fines perles d’or sur sa moustache. Un instinctif jet de langue les plaquait sur le palais. Le nom de la liqueur et sa couleur éveillaient des images de route de la soie. Il passait Istanbul, Tabriz, gagnait Ispahan ou Samarkand, contemplait le turquoise des dômes, découvert chez Loti. L’illustration lui livrait des récits de voyage en Asie centrale ou en Perse ; les photos en noir et blanc ou des gravures de couleur, restituaient les images et suggéraient les parfums du port de Sète, à l’époque de sa splendeur, quand, enfant, il rêvait d’Orient.
Lorsque son esprit s’évadait, – les seuls grands voyages qu’il fit jamais – ou lors de ses retours réguliers à Sète, il échappait aux horreurs qui le minaient. Il était pleinement sur sa route, rien n’existait plus de sa morosité. Mais le crissement d’un caillou, le craquement d’une barque au soleil, réveillaient son angoisse ou pire, ressuscitait la scène originelle, au détail près. Avec le temps et l’âge, elle devint moins violente, les images se firent plus floues. Elle surgit moins souvent, gommant ses contours tandis que demeurait l’Étoile de David, qui jamais ne manqua. Jules s’accrochait à ses branches pour ne pas se perdre. Elle le protégeait, il se sentait moins durement soumis aux affres de la mémoire.
Les derniers mois de sa vie, il somnolait à sa tablebureau, la tête sur ses longues mains osseuses, sillonnées de lourds cordons veineux, posées à plat, qu’il croisait sous son front. C’est alors qu’il se mit à parler dans un demi-sommeil, devant ses proches dont la présence lui échappait. Il soliloquait d’une voix étreinte que brisait son souffle de cardiaque. On suspendait ses jeux, sa lecture, son tricot ; on s’arrêtait pour l’écouter, fouillant chaque murmure pour y trouver sa vie. Il révélait dans la confusion son combat singulier avec l’Allemand ; il le répétait à la lettre le lendemain. Sa famille ébahie après des décennies de silence, en recueillait le témoignage. Son frère Gabriel le confirmait à chacun puisqu’il l’avait su sitôt la guerre finie, mais s’était tu, comme promis. Jusque-là, à sa femme et sa fille, Jules n’avait dit que « sa lutte à couteaux tirés avec la mort », souvent en riant, un rire qu’a posteriori on trouva amer. Des années durant, elles avaient cru à une métaphore qui devenait lassante et les agaçait. Elles n’avaient pas vu ce que Jules y cachait en lui.
Ses camarades d’âge, forcés à la même retenue, ne disaient rien non plus de leur guerre. Elles le savaient et ne se formalisaient pas de ces silences ; jusqu’à ces révélations dans un demi-sommeil. Aussi suffisait-il à Jules que les évènements eussent bien tourné : il était en vie, c’était beaucoup, inutile d’en rajouter. Mais quelle vie ? C’était son affaire à lui seul… Et dans ses troubles de l’humeur et du sommeil, ses proches se contentaient d’incriminer les prises d’alcool, irrégulières et répétées.
Assourbanipal, Darius, Alexandre le grand, Marco Polo l’avaient promené très jeune, quand il s’asseyait en haut de la colline, à regarder la mer, près du Quartier-Haut. Ces figures maintinrent, sa vie entière, la mémoire de ses désirs anciens, quand jaillissait de sa clarinette, une musique aiguë ou grave, souple, profonde et lointaine. Elle lui venait d’Aden, de Damas, de Bagdad ou d’ailleurs, sous les embruns du vent marin, mais naissait dans ses entrailles. Il aimait certaines pièces accompagnant la liturgie ashkénaze, qu’il interprétait dans un recueillement qu’on ne lui connaissait pas ailleurs. Sinon sa musique prenait l’acidité des hautbois qui aiguillonnaient les rameurs de son enfance, lors des joutes sur le grand canal, quand ses cris depuis la berge, encourageaient les chevaliers dressés sur la poupe, la lance sous le bras, l’écu au coude, large ceinture de coton, rouge ou bleue, prêts à s’affronter dans la lice des eaux marines. Ils se battaient pour la belle des troubadours qu’on lui faisait lire.
En dehors de ses voyages imaginaires, l’autre joie capable de passer sa mélancolie, était la musique. Sa clarinette le protégeait de ses craintes ou de ses obsessions. Sous ses doigts, Mozart, Weber, Brahms charmaient les serpents qui étouffaient sa vie. Il jouait seul, parfois avec des amis. Il retrouvait sa courtoisie et son humour d’antan. Quand Alexandre le rejoignait avec son cornet à pistons, Jules jubilait. Leurs poitrines de sonneur explosaient en rires olympiens. Ils balançaient la musique, dans leur tête ils dansaient. Ils la puisaient dans les fonds abyssaux de leur poitrine et quelque flacon de fine. La portaient au ciel comme une offrande aux dieux. Posant leurs instruments, ensuite ils chantaient, réveillant les vivants – Joséphine et leur fille, Marthe l’épouse d’Alexandre, les voisins – comme à l’Hôtel-Dieu, les chants des salles de garde endorment les morts. La nuit s’effaçant, leurs soupirs de bonheur saluaient l’aube glacée et le lever du soleil.
L’Allemand ne troublait jamais leur joie de carabins. Il aimait par-dessus tout partager la musique avec sa fille, jeune pianiste préparant le conservatoire. Elle l’accompagnait et rendait heureuse la sérénade. Des heures ensemble, ils déchiffraient, jouaient et rejouaient. Sa tristesse, son désarroi, sa mélancolie fondaient. Quelquefois surgissait une inquiétude, un déclic. Les mesures suivantes sonnaient moins bien, le rythme était rompu. Ils reprenaient, recommençaient, corrigeaient, se désaccordaient. Jules ne suivait plus, s’irritait contre lui puis contre elle. L’adolescente voulait prolonger la séance, faire durer ce moment où son inquiétude rejoignait l’angoisse de son père. Elle savait trop que c’était « cette même chose » qui faisait irruption dans son crâne. Mais laquelle ? Elle aurait tant aimé savoir. Il ne tarderait pas à sortir, elle le craignait et reviendrait éméché.
Le lendemain, il pleurerait dans ses bras.
Après sa drôle de guerre, il s’était donc fixé à Toul. Il y vécut trente-huit ans, à l’écart des notables. Il sortit peu, ne fréquentait personne en dehors de quelques collègues de sa femme ou de leurs amis du dimanche soir, d’épisodiques relations professionnelles et de deux ou trois bistrots. À soixante-seize ans, il rentrait au pays. Mais il abandonnait l’idée de s’installer à Sète. Il la délaissait, il n’y avait plus de nid. Aux crochets de sa femme depuis des années, il s’exilait dans un village qui n’était pas le sien, à huit lieues de là. C’était celui de Joséphine et c’était sa maison à elle, on le lui rappellerait assez. Son frère et ses neveux y étaient installés depuis des lustres, qui compensèrent la douleur de l’exil. Ils prospéraient autour de vignes dont il avait sa maigre part. Ils furent son unique réconfort tandis qu’il languissait dans ce trou.
En 1920, au milieu de palabres jalouses et d’augures pessimistes, on y avait arrangé son étonnant mariage – une mésalliance, les proches des deux familles le rabâchaient – avec une sainte femme, certes, mais laïque et républicaine, disciple de Jaurès plus que de Barrès, alors que chez Jules on était royaliste et catholique ultramontain. Cultivée, belle, sans une once de méchanceté, elle était une intellectuelle et il est vrai, grenouille de bénitier. Les prétendants n’avaient guère été nombreux malgré leurs qualités et les siennes. Elle les avait repoussés. Pourquoi elle accepta Jules, malgré les mises en garde, reste un mystère. Elle enseignait au lycée, pas à l’École libre, par conviction et pour son père, vieil élu radical-socialiste. Sa foi sincère et généreuse, venait de sa mère morte jeune qui n’avait attendu de la vie que le paradis éternel. Comme elle, Joséphine l’avait vissée au coeur. Jules, trente-sept ans, elle, vingt-huit, avaient en commun l’essentiel. Le futile ou la fantaisie leur manqua. Jules y était enclin, elle les dédaignait comme on repousse le péché : jamais ils ne s’entendirent.
Il haïssait ce village où, de l’automne 1940 à l’été 44, il avait souffert des moqueries d’une belle-famille donneuse de leçons : à la propriété de son frère, il avait remplacé ses neveux, prisonniers outre-Rhin. Il avait laissé sa femme et sa fille de vingt ans à Toul, en « zone interdite », abandonnées dans leur immeuble peuplé de soldats Allemands, jusque dans leur appartement. Il avait agi par devoir, disait-il, ne se souciant guère de celui de chef de famille. Il se le reprochait moins qu’on ne lui en voulait au village. Personne ne soupçonnait qu’il fuyait une nouvelle fois l’Allemand et cette Étoile juive, que dans ses rêves, ensuite, il vit jaune ; et non plus au cou mais sur la vareuse du malheureux, barré du mot « Juif » ; ni que sa désertion n’était qu’une tentative de plus d’échapper à son cauchemar. Ce ne fut d’ailleurs pas le cas : on le croisait pompette, quelquefois ivre. Il était la cible des quolibets qu’il recherchait pour se mortifier ; et du mépris haineux de sa bellefamille qu’il détestait. Sa honte grandissant, il buvait davantage. Il était l’épicentre de ce chaos familial. Le voici donc échouant en 1959, Joséphine en retraite, dans un site qu’il n’aimait pas. Il laissait la Lorraine à laquelle il s’était attaché et la colline de Sion, cette « colline inspirée », posée sur sa mer de verdure comme un « mont Saint-Clair au beau milieu des prés », disait-il aux Sétois qui lui rendaient visite. Quitter la Lorraine, un nouvel abandon. Il ne pouvait rejoindre, dans l’immédiat, le Cette de son enfance. À cause de cette dépendance à sa femme, aussi parce qu’il ne le voulait pas, c’était trop tôt. Il n’était pas prêt. Il savait que le temps venu, il s’y rendrait. Il attendit cinq longues années dans cet exil, à guetter l’heure de sa renaissance : ce serait au dernier souffle, à l’occasion de son transfert à l’hôpital de Sète. Son séjour au village fut d’une tristesse plus cruelle qu’à l’ordinaire. Ses cauchemars le réveillaient plusieurs fois par semaine, puis s’espaçaient avant de revenir, plus fréquents. Ils se faisaient moins violents. Ou il les supportait mieux, comme si, avec l’âge, ses sens s’émoussaient. En revanche, ils duraient davantage et se répétaient dans la journée. Cinquante ans après le drame, les détails restaient intacts. Il ne s’en perdait aucun, malgré le flou des images. Jusque-là, Jules avait masqué tant bien que mal son anxiété et sa mélancolie dans d’incertains excès de vie, stigmates probables de l’engouffrement futur. Désormais, il les exhibait à l’état pur, le masque était tombé : il était vieux, malade, infirme. Les rhumatismes déformants et la défaillance cardiaque avaient raison de sa carcasse. Pas l’alcool, ou pas directement, c’était sans importance.
Son corps écrasé, impuissant, se desséchait, tandis qu’il s’abandonnait lui-même. Cellule après cellule, sa chair revivait les blessures accumulées depuis la mort de l’Allemand. Ses traits se tordaient comme ceux de ce malheureux, expirant sous ses yeux à la cote 304, dont il fut la victime sa vie durant. Car c’était l’Allemand qui avait gagné le combat et qui se vengeait : il lardait Jules de coups de baïonnette, lui déchirait les tripes. Les douleurs abdominales étaient de plus en plus fréquentes, « comme des coups de couteau » disait-il au médecin impuissant, qui jamais ne fit le diagnostic. Et le Prussien continuait de la désarticuler, lui tordant les os, d’étouffer son coeur et d’infester son esprit.
Sa tête lui faisait mal. Son front blanc et veineux se ridait d’idées sombres, puisées, non dans l’alcool, comme on le disait, mais dans ce corps à corps interminable ; non pas celui de Job avec l’Ange, mais celui de Goliath mort et qui l’emportait à jamais sur David resté en vie. Comme pour empêcher ce poison de l’emporter, tandis qu’il somnolait, ses doigts noueux s’accrochaient à la table où il reposait son crâne, comme à une bouée. Ce repos de façade escamotait un instant le retour de l’Allemand. Près de Jules, comme une sentinelle, un gros oignon d’argent écoulait les secondes. Il s’enchaînait à son tic-tac. Il en comptait les coups, jusqu’à s’endormir. Ses faibles yeux fouillaient la ronde des aiguilles, guettant la fuite des heures, qui finiraient par l’entraîner. De gros chiffres romains sur le cadran, encerclaient le temps, comme des Légions assiégeant l’oppidum. Il était prisonnier. Prisonnier du temps, de sa guerre. Prisonnier de l’Allemand.
Dans la journée, la TSF grésillait à son oreille. Ses doigts gourds traquaient fébrilement les stations et le son. À l’annonce d’un passage musical qu’il attendait, par crainte d’une trop forte émotion, il baissait la puissance, afin d’entendre moins. Ou, d’un geste, interrompait sa quête de musique ou d’Histoire. De dépit. À cause d’un propos qu’il refusait. L’exaspération lui faisait rompre l’écoute d’un monde qui n’était pas le sien. Ses fidélités surannées tombaient sous les coups d’une morale à rebours, celle d’une humanité nouvelle et sauvage, burlesque, irrespectueuse, qui osait faire la leçon aux êtres policés.
L’Allemand et lui étaient les ultimes rejetons de la civilisation. Quand il aurait lui-même disparu, ce serait le chaos et le monde d’hier ne serait plus. Le dimanche soir, depuis ces années que Jules déclinait, son frère Gabriel lui rendait visite. Il s’asseyait en face de lui, à le toucher, dans la pénombre de la vieille bâtisse, fuyant le jour moribond et baissant le lampadaire. Il tenait près du sien son visage émacié, rosi par la tramontane ou la marche pressée à travers le village. Ses traits finement ciselés, contrastaient avec ceux de Jules, bouffis d’oedème et pâles. Il était passé par l’église, s’y était recueilli. Il avait prié pour son frère, hostile aux bondieuseries, auquel il cachait prier aussi pour l’Allemand juif. Jules n’y entrait jamais, Gabriel chaque jour. Celui-ci se confessait au prêtre, Jules à son frère. Il ne lui cachait rien. Gabriel, depuis longtemps, connaissait l’Allemand et les cauchemars de Jules. Il avait cessé de l’exhorter à se rapprocher de Dieu, seul espoir de calmer sa souffrance. C’était inutile. Jules n’en voulait pas : Dieu n’était pas mort, puisqu’il n’existait pas. Cravaté de sombre, col blanc épinglé avec goût, gilet et pantalon rayés, veston noir, Gabriel, chaîne et montre au gousset, ressemblait encore au Jules des années fastes : à peine moins fort de visage, mêmes regard et vêtements démodés. Il y avait de la distinction chez ces deux frères, celle des bourgeois éduqués des années vingt où ils semblaient s’attarder, quand en affaires, Gabriel se montrait déjà plus adroit et rusé que Jules. Un Jules qui désormais dégringolait, ne se cramponnant plus à rien qu’au temps qui finissait… Après les embrassades d’usage, tenant du respect et de la retenue plus que de l’affection, l’entourage s’éclipsait. On les laissait seuls dans la pénombre qu’esquissait une faible ampoule sous son abat-jour. Le naturel de ce couple imposait qu’on fût discret. On respectait ses chuchotements, des messes basses qu’on raillait en cachette. L’irruption d’un quidam, fût-ce un proche, les faisait taire. Où changer de sujet, qu’un instant, par courtoisie, ils étendaient à l’intrus. Gabriel animait la conversation. Sa voix étouffée, sourde et qu’il forçait, sa parole ferme et mesurée, choisie, son visage d’oiseau, ses traits vifs, sa brève moustache par-dessus sa vêture surannée, évoquaient Mauriac ; une allure qu’avait partagée Jules et qu’il laissait filer, lui si raffiné, si distingué, qui abandonnait superbe, tenue et maintien pour s’enfermer dans l’aigreur de la rumination. Entre ces deux semblables qui tant différaient désormais, le ton restait pourtant à la confidence. Ils gardaient intactes l’affection et la confiance.
Jules, un instant, se requinquait auprès de ce frère qui le suivrait de peu dans la tombe. Pas un jour ne coulait sans qu’il visitât Eugène le cordonnier voisin. L’atelier était à deux maisons de celle de Joséphine. Jules ne possédait rien, sauf des dettes que sa femme et peut-être son frère, éclusaient encore. Sans attaches ni biens dans cette bâtisse, il n’était pas à l’aise entre ses murs épais. Il n’aimait pas cette geôle. Il se préférait chez Eugène. Comme beaucoup de savetiers, il était estropié : un pied-bot jamais soigné. Chemise noire blanchie de crasse, béret à plat sur un crâne dégarni, petit, râblé, il était adroit comme un clown lorsqu’il se déplaçait avec ses cannes. Son visage avait le sourire et les lunettes de Chabrol, yeux écarquillés, jovialité et bavardage garantis.
Jules et lui échangeaient leur misère. L’artisan était assis sur son tabouret. Le marteau à la main et dans l’autre le soulier, il agitait ces marionnettes devant grand rideau du tablier de cuir qui le protégeait. Eugène travaillait. Il parlait comme un ventriloque, bouche fermée, serrant entre ses dents des clous tirés d’une boîte de métal, dont les têtes ourlaient ses lèvres. Jules s’asseyait face à lui, sur une chaise de paille, après qu’il eut franchi les deux marches de l’échoppe encombrée et sale. Il s’imprégnait de l’odeur fade de la poix ou de celle de vieilles peaux tannées, pendues comme des trophées. Ne se racontant rien, ils se disaient tout, tendant l’oreille que Jules élargissait d’une paume pour entendre, il devenait sourd. Ils transformaient en épopées les évènements du village, que colportaient des commères confiant les chaussures à réparer.
Jules redoutait le crissement de l’outil sur le cuir, de crainte que l’Allemand ne se joignît à eux. Il vient quelquefois. Pour lui interdire d’apparaître, il avalait un verre de vin ou d’anis, ou deux, ou plus. Ils rendaient incertain son retour à la maison. De la réprimande conjugale, il ne se souciait pas. Elle ne venait qu’après, compensée avec bonheur par le plaisir qu’il avait eu auprès d’Eugène.
On approchait du printemps 1964. Ce jeudi-là de mars, le temps avait tourné. La neige tombait à gros flocons. Elle étouffait le grondement des vagues sur la grève et le bruit de la ville. Sète était assommée. Comme l’assourdissement après le tir du canon, un silence de glace s’installait. On entendait à peine le brouhaha des conversations de la population transie. Elle n’avait pas l’habitude. Elle avait peur.
La ville était figée. Voitures, autobus, carrioles, camions se mettaient en travers dans la poudreuse. On suffoquait sous les gaz d’échappement. Errant dans cet imbroglio boréal, courageux ou curieux tentaient une sortie. Ils glissaient d’un bord à l’autre de la cité, dans le chuintement de leurs pas incertains. Rompue de chutes, emmaillotée comme des poupées russes, la foule était effarée.
Paralysée par l’intempérie, son coeur cessant de battre sous les coups de la tempête, Sète, asphyxiée, accompagnait Jules : il avait une attaque, elle lui offrait la sienne. Ensemble ils tombaient, se relevaient, à chaque chute un peu moins, deux moribonds s’étreignant, leurs mains entremêlées.
Sur la corniche enneigée, la muraille lugubre du vieux Lazaret dominait la mer ; le vilain clocher de sa chapelle, morne et sombre, achevait cette vue de Lorraine en décembre. Tout était gris : l’eau, le ciel, la pierre. On avait transféré Jules dans ce réduit au pied du Mont Saint-Clair, à l’écart du centre-ville, un mouroir. Muet derrière son masque flétri, il dormait, la tête en extension. Sur l’oreiller, son visage perdait ses rides, gonflé d’oedème, comme rajeuni. Il avait la bouche tordue, grande ouverte par-dessus le drap, édentée : il n’avait plus son appareil. Ses lèvres amincies se renfrognaient sur les gencives nues. Son menton fuyait et son nez se pinçait. Ses yeux mi-clos étaient vides, deux globes absents du monde, comme s’il regardait du dedans son propre souffle, chassé de sa poitrine.
Les murs de la salle commune, badigeonnés de laque verte et criarde, étaient percés de fenêtres à la hauteur insensée. Le plafond sale s’effritait. Dans cette pièce odieuse, agonisait le corps à corps de Verdun. De derniers soubresauts tentaient l’impossible. Il n’en resterait rien.
Le grincement de la porte ne déclencha pas de réminiscence, ni le suivant, ni aucun autre. Enfin Jules se débarrassait de son obsession. Son cauchemar s’échappait à toutes jambes, comme s’il fuyait la mort. L’Allemand avait disparu, en fuite lui aussi. Plus rien ne le ferait revenir. C’était fini. Enfin ! C’était fini ! Jules trouvait la paix oubliée à Verdun, celle de sa jeunesse. Il redevenait un homme. Il n’avait plus peur de rien, ne rasait plus les murs, n’avait plus soif. Ses angoisses fondaient. L’alcool serait inutile. Il ne chancellerait plus. Il avait quatre-vingt-un ans pour l’éternité, un si jeune âge : il n’en démordrait plus. L’épaisse couche de neige recouvrit jusqu’au perron de ce dortoir-prison. D’autres agonisants s’en allaient avec lui, tués par les guerres ou la vie. La bourrasque soufflait, gommant les pas de ces demi-fantômes sur la neige. Aucun ne laisserait sa trace, Jules pas plus que les autres.
Il se crut un moment remis des douleurs qui le broyaient ou de cet oedème qui lui gonflait le coeur. L’étincelle ralluma sa paupière, passa la lueur paisible du juste. Libéré, Jules devinait la présence des siens ; peut-être souriait-il. Il respira un grand coup, rouvrit ses yeux sur le monde, naquit une deuxième fois. L’espace d’un instant, il vit défiler sa vie entière. D’un regard élevé et fier, il salua et mourut. Le lundi, au petit matin, les clartés aiguës et sèches de la mi-mars estourbirent l’hiver. La neige avait fondu. Le mistral vidait de ses étoiles la nuit décomposée. Le soleil dégoulinant de lumière, pointait sur l’horizon. Il fendait le dôme noir qui recouvrait la mer. Il embrasait les phares sur les jetées, les ferrailles engourdies sur le port et la flamme sombre des cyprès sur les tombeaux. Il éclaboussait le marbre et le calcaire du cimetière, les chauffait dans l’étreinte.
Aujourd’hui, solennel, Jules entrait au Quartier-Haut. Le temps l’avait rattrapé : il était venu sans qu’ait jamais faibli son désir d’y résider. Il avait pris cette décision, enfant : l’heure venue, il s’installerait dans l’allée du haut. Juste au pied du phare d’où il veillerait les navires.
Il jouait alors dans le Cimetière marin avec ses camarades, à l’insu des parents. Ils se cachaient entre les sépultures ; à cheval sur un bâton, galopaient dans les escarpements. Sans piailler, ils s’amusaient dans ce labyrinthe d’escaliers, d’entrelacs ou raidillons. Ils parlaient à voix basse, assis sur les terrasses que leur faisaient les margelles bordant les tombes. Ils n’avaient pas un cri, à peine si leurs pas frôlaient le gravier. Le silence était leur jeu. Jules qui était bavard, y savait se taire.
Il apprenait, puis se récitait, gravées dans la pierre funéraire, des litanies de noms et de dates, ceux de sa famille et d’autres, la plupart oubliées. Il y voulait le sien. Il examinait ces petits portraits sépia, figés dans l’émail, tirés d’anciennes photographies, qu’on posait sur les tombes. Dans la chapelle familiale, on n’en voulait aucun ; il ne mettrait pas le sien : le patronyme, le prénom, deux dates – 1883 et ?? – suffiraient à la désigner, lui, le mort sans portrait. Il les fera graver à l’avance ; ne restera qu’à inscrire la date de sa mort. Les gamins profitaient des terrasses du cimetière, chauffées au soleil. Les cyprès, les lauriers, les pins par-dessus les marbres, le thym entre les rocailles, exhalaient leur parfum de garrigue : la mort, ici, embaumait les vivants. L’été, on vibrait du chant des cigales, inconsolables pleureuses. Quelques diadèmes séchés se fichaient autour des croix, comme le grand cordon d’un Ordre millénaire : Petit-Jules se voyait maréchal ou poète. D’autres couronnes, de céramique multicolore comme des fruits confits, à plat sur la dalle des tombeaux, l’invitaient au festin de dieux épiphanes.
Tout en haut, de l’autre côté du mur, enfouies sous le maquis, des villas se mêlaient aux « baraquettes », ces cabanons du cru où jadis, les dimanches s’écoulaient dans la joie. On faisait griller le loup ou la sardine, mijoter la bourride. Le vin rafraîchissait entre des barres de glace, à l’ombre des pins. Exclues de ces agapes, les femmes en étaient le coeur. Les hommes et leurs vieilles complaintes ne louaient qu’elles. Adolescent, Jules chantait avec eux mais préférerait les fêtes de Pointe-Courte et sa belle Italienne. Les mélodies napolitaines le faisaient soupirer.
Ce matin, derrière Jules, le cortège des vivants montait entre les tombes, glissant sur les cailloux, tandis que le soleil escaladait le ciel.
Jules allait avec lenteur. En prince, il gravissait la pente où gisent les tombeaux, carré après carré. Ses sujets lui faisaient procession. En charge du protocole, le prêtre, devant le cortège, tenait la croix, convoqué par Joséphine : elle avait enfin raison de son mari athée, il lui laissait le dernier mot. Son étole violette, dans le vent, faisait bannière. La lumière montait des eaux. Elle inondait le cortège où les jeunes s’agitaient et chuchotaient les autres. L’enfant de choeur balançait l’encensoir dans les rais du soleil, s’amusant des éclairs fusant sur Jules et sa suite.
Dans le silence, perçait le cri des mouettes envolées jusqu’à lui. Ce matin elles abandonnaient la criée et venaient le saluer. On distinguait des sanglots étouffés ou de brusques éclats de rire, sitôt réprimés. Des tombes, montait le cantique que lançaient les choeurs aux cieux : Jules était de retour. Alors s’ouvrirent les sépulcres libérant leurs esprits. Des camarades d’enfance, morts avant lui, venaient au-devant de leur compagnon. On l’acclamait du canal au cimetière, du port jusqu’en mer. Défilaient à ses pieds des colonnes de mâts et de voiles, de caboteurs ronflants, dans le raffut des trompes et des cornes de brume.
Au loin, une clarinette sonnait « Aux morts ! »
L’abandon de sa chair dans la crypte familiale, apaiserait cette vieille âme ombreuse. Elle gagnerait, tranquille, le calme des dieux. Le grand tombeau ouvert, dans le mouvement des cordes qui tenaient le cercueil, Jules glissa vers les siens qui l’attendaient en bas. Il tourna ses yeux vers l’éclatante lumière et reconnut sa mer.
Dessus, rougissant la surface, flottait le corps ensanglanté de l’Allemand.

MGI (2eS) François Eulry