Les quarante-deux jours de Diên Biên Phu


Pour aussi douloureuse que soit son évocation, force est de reconnaître que la bataille perdue de Diên Biên Phu constitue un événement d’importance historique considérable dans la mesure où elle a signé la fin de la présence française en Indochine et à terme, celle de l’Occident dans le Sud-Est asiatique.

Or, dans un contexte de défaite militaire totale, le Service de santé des armées par ses médecins et infirmiers y a écrit une très belle page de son histoire, malheureusement très mal connue du public du fait de la futilité médiatique de l’époque qui privilégia l’accessoire au détriment de l’essentiel pourtant beaucoup plus tragique, mais sans doute moins racoleur.

Si le site de Diên Biên Phu fut occupé dès le 20 novembre 1953 lors de l’opération Castor1 et mis en état de défense au cours des mois suivants, ce ne fut en réalité que le 13 mars 1954 que débuta vraiment ce que l’histoire retiendra comme « La BATAILLE de Diên Biên Phu ».

Deux grandes périodes, donc, au cours desquelles l’implication du Service de santé se concrétisa de façon très différente pour s’adapter à la situation opérationnelle du moment.

Au cours de la première (20.11.53 au 13.03.54) sa politique calquée sur celle du commandement, reposait sur la possibilité permanente, ou quasi permanente, d’utilisation de la piste d’aviation.

Logiquement donc, seuls étaient assurés sur place les soins de première urgence, de conditionnement, éventuellement de réanimation des blessés préludant à l’évacuation dans les plus brefs délais vers les formations de traitement d’Hanoï ; exceptionnellement quelques interventions plus lourdes imposées par l’extrême urgence.

Il n’y avait donc sur le site que les douze médecins des bataillons engagés et deux antennes chirurgicales mobiles réunies et équipées uniquement pour assurer cette mission assez limitée. Et cela fonctionna tout à fait normalement, grâce à un pont aérien très actif, même lors de certaines journées particulièrement sanglantes en raison d’accrochages très sévères autour du périmètre défensif du camp retranché.

On était, malgré tout, dans le cadre bien rodé d’une opération tout à fait classique, maintes fois éprouvé lors des campagnes précédentes, à une différence près tout de même dont l’avenir allait se charger de révéler l’importance : l’avion avait définitivement supplanté l’ambulance !

La deuxième période (13 mars au 7 mai) imposa d’emblée à tous les acteurs ses nouvelles et terribles réalités. Le 13 mars à 17 h 30 débuta de manière fracassante l’offensive Viêt-minh avec deux conséquences immédiates pour le Service de santé : la première, les combats des 13 et 14 mars sur Béatrice et Gabrielle concomitants d’un matraquage apocalyptique de l’artillerie Viêtminh sur la totalité du dispositif, malheureusement bien mal protégé, générèrent en deux jours et trois nuits plusieurs centaines de blessés. La deuxième conséquence, l’utilisation de la piste d’aviation devint de plus en plus aléatoire et très risquée du fait d’une DCA ennemie très performante. Au prix de risques inimaginables, de jours parfois, mais très bientôt uniquement de nuit, les pilotes parvinrent à évacuer sur Hanoï une centaine de blessés, dont deux médecins. Mais l’étau se resserra très vite, atterrissages et décollages devinrent de plus en plus difficiles et l’un des médecins convoyeurs fut gravement blessé en vol lors d’une tentative d’évacuation.

Le 26 mars le dernier l’avion se posa, mais, gravement endommagé, il ne put repartir ; à son bord, Geneviève de Galard.

Les hélicoptères parvinrent encore à évacuer une centaine de blessés, mais la destruction de l’un d’eux au décollage mit fin à toute possibilité d’évacuation sanitaire.

De ce jour, ce ne fut que par parachutage et au prix d’un énorme effort logistique que la bataille pût être alimentée en hommes, vivres et matériel médical, mais tout espoir d’évacuation par voie aérienne – et il n’en existait pas d’autres – s’évanouit définitivement.

Commença alors la tragique épopée des médecins de Diên Biên Phu, désormais condamnés à oeuvrer en circuit fermé. Trois antennes chirurgicales parachutistes et cinq médecins des bataillons aéroportés largués dans les jours et les semaines suivantes vinrent renforcer les effectifs et à la fin des combats, vingt-deux médecins étaient présents sur le site, dont deux CAFAEO (civils servant en situation d’activité). Mis à part le patron santé le tout jeune capitaine Le Damany, ils étaient tous médecins lieutenants, récemment sortis des Écoles d’application et même, pour certains, il s’agissait de leur première affectation. Ils durent s’adapter à cette situation nouvelle et gérer l’imprévu en élargissant considérablement leur registre d’activité.

Les médecins de bataillon, au plus près dans leurs postes de secours des zones de combat, recevaient en premier tous les blessés chez qui, en d’autres circonstances, ils se seraient contentés de panser, appareiller, garrotter, éventuellement déchoquer et adresser le plus rapidement possible à l’antenne. Ils ne possédaient pour la plupart d’entre eux que les connaissances rudimentaires acquises lors des cours théoriques de chirurgie de guerre de leur stage d’application.

Pour ne pas surcharger les antennes et leur permettre de ne se consacrer qu’aux cas les plus sérieux, ils furent amenés à réaliser un premier tri, ne leur adressant d’emblée que les blessés dont la gravité excédait leurs modestes possibilités chirurgicales.

Dans les antennes chirurgicales, les très jeunes chirurgiens, dont certains parachutés parfois même de nuit avec leur petite équipe d’infirmiers ont pratiqué à la chaîne et sans interruption des actes chirurgicaux majeurs généralement effectués dans les hôpitaux de l’arrière, avec des moyens pourtant très insuffisants.

La dotation d’une antenne était prévue pour intervenir dans les situations d’extrême urgence. Mais devant l’afflux quotidien de dizaines et parfois de centaines de blessés les soins n’ont été possibles que par des parachutages incessants de matériels médicochirurgicaux en renfort.

Souvent ils devaient pratiquer des actes chirurgicaux bien au-dessus de leur jeune expérience : ablation de la rate, du rein, plaie thoracique, lésions intestinales multiples, plaies maxillo-faciales…

L’anesthésie à l’éther faite sans intubation endotrachéale, donc sans curare, imposait aussi d’opérer très vite. Certaines fermetures abdominales étaient laborieuses étant donné l’éviscération due à la poussée abdominale. Mais ce que le chirurgien redoutait, c’était le polyblessé toujours très choqué et qui nécessitait des actes multiples très mutilants : amputations en quelques minutes, trachéotomie, anus artificiel. À Diên Biên Phu, arrivaient aussi à l’antenne des blessés extrême urgents qui, en d’autres lieux, meurent sur le champ de bataille par asphyxie due à une blessure thoracique ou par hémorragie lors d’une plaie vasculaire, il fallait fermer un thorax béant ou clamper une artère. Tout ceci en quelques minutes. En abandonnant parfois un autre opéré en cours d’opération, ils étaient seuls avec leurs infirmiers.

En quelques jours, ils ont opéré ainsi nuit et jour et sans interruption d’innombrables blessés (environ 30 à 40 par jour).

Mais leurs locaux souterrains trop exigus leur imposaient de transférer les opérés auprès de leurs camarades de l’avant pour assurer les soins postopératoires.

Ces derniers retenaient aussi dans leurs postes de secours, ceux dont l’importance des blessures engageait, quoi que l’on fît à brève échéance, leur pronostic vital, ils les aidaient à mourir et tant que cela fut possible, leur assuraient une sépulture décente.

Ils gardaient également pour les traiter dans leurs postes de secours, tous les nombreux blessés par éclats, fréquemment porteurs de lésions multiples, mais souvent superficielles des parties molles ; tous ces actes de petite chirurgie étaient pratiqués avec des moyens rudimentaires : anesthésies locales ou exceptionnellement générales sous pentothal, stérilisation du matériel par flambage à l’alcool. Le commandement appréciait particulièrement de les voir traités au sein de l’unité, dans l’espoir souvent exaucé, de pouvoir rapidement les récupérer pour reprendre le combat bien que couverts de pansements, voire même porteurs de plâtres. Rappelons simplement qu’à la fin des combats, le Viêt-minh rendit aux autorités françaises 858 blessés les plus graves, chiffre très inférieur à la réalité puisqu’aucun officier n’en faisait partie, pas plus du reste que tous les blessés souffrant de lésions des membres supérieurs ou du tronc ne les rendant pas inaptes à la longue marche vers les camps de prisonniers !

Et cela dura 42 jours ! Qui plus est dans des conditions environnementales épouvantables : tirs incessants et de plus en plus concentrés de l’artillerie Viêtminh au fur et à mesure que le périmètre du camp se réduisait, abris et postes de secours inondés en pleine saison des pluies, difficultés alimentaires de plus en plus fréquentes, l’approvisionnement par parachutage devenant aléatoire tant pour les vivres que pour le matériel médical. On a estimé en l’absence de documents détruits au cours des combats, ne permettant donc pas un compte précis, à environ 12 % le taux de mortalité pour les blessés de cette période, chiffre sans doute terrible, mais honorable compte tenu des circonstances. Il faut croire que leurs frères d’armes et le commandement apprécièrent la performance des médecins de Diên Biên Phu puisque, cités à l’Ordre de l’Armée, ils furent faits à titre exceptionnel chevalier de la Légion d’honneur. Ils avaient 27, 28 ans et n’en tirèrent aucune gloire particulière, conscients que leur personnalité n’était pas en cause et que n’importe lequel de leurs camarades de promotion, à leur place, aurait accompli son devoir avec le même allant. Pour eux, le mérite, si mérite il y avait, revenait à leurs Écoles d’origine qui avaient su conférer à leurs jeunes médecins, en plus de la compétence, cette force morale qui leur avait permis de surmonter cette terrible épreuve. Leur légitime satisfaction du devoir accompli fut néanmoins douloureusement assombrie lorsqu’ils apprirent, quatre mois plus tard à leur retour de captivité, l’effroyable mortalité, supérieure à 60 % enregistrée dans les camps d’internement de la troupe (hommes du rang et sous-officiers) alors qu’elle fut plusieurs fois moindre pour les officiers ; ces derniers pourtant n’avaient bénéficié d’aucun régime de faveur, bien au contraire puisque, l’idéologie Viêt-minh les tenant pour beaucoup plus coupables donc plus difficilement amendables, que leurs malheureux camarades, leur imposa des mesures coercitives plus sévères.

C’est pour cette raison, par exemple, qu’afin de les préserver de leur influence néfaste, aucun médecin ne fut autorisé à accompagner le personnel non-officier. Leur absence n’est peut-être pas la seule explication de cette effroyable mortalité, mais la question a pu se poser. Les médecins eux, se la sont posée, ils se la posent encore et elle continue à entretenir leur seul et immense regret.

C’était il y a 60 ans…

E. HANTZ et S. VERDAGUER (promo 1954)
Vétérans de la Bataille de Diên Biên Phu