Pour aussi douloureuse que soit son évocation, force
est de reconnaître que la bataille perdue de Diên Biên
Phu constitue un événement d’importance historique
considérable dans la mesure où elle a signé la fin de
la présence française en Indochine et à terme, celle de
l’Occident dans le Sud-Est asiatique.
Or, dans un contexte de défaite militaire totale, le
Service de santé des armées par ses médecins et
infirmiers y a écrit une très belle page de son histoire,
malheureusement très mal connue du public du fait
de la futilité médiatique de l’époque qui privilégia
l’accessoire au détriment de l’essentiel pourtant
beaucoup plus tragique, mais sans doute moins
racoleur.
Si le site de Diên Biên Phu fut occupé dès le
20 novembre 1953 lors de l’opération Castor1 et mis
en état de défense au cours des mois suivants, ce ne
fut en réalité que le 13 mars 1954 que débuta vraiment
ce que l’histoire retiendra comme « La BATAILLE de
Diên Biên Phu ».
Deux grandes périodes, donc, au cours desquelles
l’implication du Service de santé se concrétisa de
façon très différente pour s’adapter à la situation
opérationnelle du moment.
Au cours de la première (20.11.53 au 13.03.54) sa
politique calquée sur celle du commandement,
reposait sur la possibilité permanente, ou quasi
permanente, d’utilisation de la piste d’aviation.
Logiquement donc, seuls étaient assurés sur place
les soins de première urgence, de conditionnement,
éventuellement de réanimation des blessés préludant
à l’évacuation dans les plus brefs délais vers les
formations de traitement d’Hanoï ; exceptionnellement
quelques interventions plus lourdes imposées par
l’extrême urgence.
Il n’y avait donc sur le site que les douze médecins
des bataillons engagés et deux antennes chirurgicales
mobiles réunies et équipées uniquement pour assurer
cette mission assez limitée. Et cela fonctionna tout à
fait normalement, grâce à un pont aérien très actif,
même lors de certaines journées particulièrement
sanglantes en raison d’accrochages très sévères autour
du périmètre défensif du camp retranché.
On était, malgré tout, dans le cadre bien rodé d’une
opération tout à fait classique, maintes fois éprouvé
lors des campagnes précédentes, à une différence près
tout de même dont l’avenir allait se charger de révéler
l’importance : l’avion avait définitivement supplanté
l’ambulance !
La deuxième période (13 mars au 7 mai) imposa
d’emblée à tous les acteurs ses nouvelles et
terribles réalités. Le 13 mars à 17 h 30 débuta
de manière fracassante l’offensive Viêt-minh
avec deux conséquences immédiates pour le
Service de santé : la première, les combats des 13
et 14 mars sur Béatrice et Gabrielle concomitants
d’un matraquage apocalyptique de l’artillerie Viêtminh
sur la totalité du dispositif, malheureusement
bien mal protégé, générèrent en deux jours et trois
nuits plusieurs centaines de blessés. La deuxième
conséquence, l’utilisation de la piste d’aviation
devint de plus en plus aléatoire et très risquée du
fait d’une DCA ennemie très performante. Au prix
de risques inimaginables, de jours parfois, mais très
bientôt uniquement de nuit, les pilotes parvinrent
à évacuer sur Hanoï une centaine de blessés, dont
deux médecins. Mais l’étau se resserra très vite,
atterrissages et décollages devinrent de plus
en plus difficiles et l’un des médecins convoyeurs
fut gravement blessé en vol lors d’une tentative
d’évacuation.
Le 26 mars le dernier l’avion se posa, mais, gravement
endommagé, il ne put repartir ; à son bord, Geneviève
de Galard.
Les hélicoptères parvinrent encore à évacuer une
centaine de blessés, mais la destruction de l’un d’eux
au décollage mit fin à toute possibilité d’évacuation
sanitaire.
De ce jour, ce ne fut que par parachutage et au prix
d’un énorme effort logistique que la bataille pût être
alimentée en hommes, vivres et matériel médical, mais
tout espoir d’évacuation par voie aérienne – et il n’en
existait pas d’autres – s’évanouit définitivement.
Commença alors la tragique épopée des médecins
de Diên Biên Phu, désormais condamnés à oeuvrer
en circuit fermé. Trois antennes chirurgicales
parachutistes et cinq médecins des bataillons
aéroportés largués dans les jours et les semaines
suivantes vinrent renforcer les effectifs et à la fin
des combats, vingt-deux médecins étaient présents
sur le site, dont deux CAFAEO (civils servant en
situation d’activité). Mis à part le patron santé le
tout jeune capitaine Le Damany, ils étaient tous
médecins lieutenants, récemment sortis des Écoles
d’application et même, pour certains, il s’agissait de
leur première affectation. Ils durent s’adapter à cette
situation nouvelle et gérer l’imprévu en élargissant
considérablement leur registre d’activité.
Les médecins de bataillon, au plus près dans leurs
postes de secours des zones de combat, recevaient
en premier tous les blessés chez qui, en d’autres
circonstances, ils se seraient contentés de panser,
appareiller, garrotter, éventuellement déchoquer et
adresser le plus rapidement possible à l’antenne.
Ils ne possédaient pour la plupart d’entre eux que
les connaissances rudimentaires acquises lors des
cours théoriques de chirurgie de guerre de leur stage
d’application.
Pour ne pas surcharger les antennes et leur permettre
de ne se consacrer qu’aux cas les plus sérieux, ils
furent amenés à réaliser un premier tri, ne leur
adressant d’emblée que les blessés dont la gravité
excédait leurs modestes possibilités chirurgicales.
Dans les antennes chirurgicales, les très jeunes
chirurgiens, dont certains parachutés parfois même de
nuit avec leur petite équipe d’infirmiers ont pratiqué
à la chaîne et sans interruption des actes chirurgicaux
majeurs généralement effectués dans les hôpitaux de
l’arrière, avec des moyens pourtant très insuffisants.
La dotation d’une antenne était prévue pour intervenir
dans les situations d’extrême urgence. Mais devant
l’afflux quotidien de dizaines et parfois de centaines
de blessés les soins n’ont été possibles que par
des parachutages incessants de matériels médicochirurgicaux
en renfort.
Souvent ils devaient pratiquer des actes chirurgicaux
bien au-dessus de leur jeune expérience : ablation de
la rate, du rein, plaie thoracique, lésions intestinales
multiples, plaies maxillo-faciales…
L’anesthésie à l’éther faite sans intubation
endotrachéale, donc sans curare, imposait aussi
d’opérer très vite. Certaines fermetures abdominales
étaient laborieuses étant donné l’éviscération due
à la poussée abdominale. Mais ce que le chirurgien
redoutait, c’était le polyblessé toujours très choqué
et qui nécessitait des actes multiples très mutilants :
amputations en quelques minutes, trachéotomie, anus
artificiel. À Diên Biên Phu, arrivaient aussi à l’antenne
des blessés extrême urgents qui, en d’autres lieux,
meurent sur le champ de bataille par asphyxie due à
une blessure thoracique ou par hémorragie lors d’une
plaie vasculaire, il fallait fermer un thorax béant ou
clamper une artère. Tout ceci en quelques minutes.
En abandonnant parfois un autre opéré en cours
d’opération, ils étaient seuls avec leurs infirmiers.
En quelques jours, ils ont opéré ainsi nuit et jour et
sans interruption d’innombrables blessés (environ 30 à
40 par jour).
Mais leurs locaux souterrains trop exigus leur
imposaient de transférer les opérés auprès de
leurs camarades de l’avant pour assurer les soins
postopératoires.
Ces derniers retenaient aussi dans leurs postes de
secours, ceux dont l’importance des blessures
engageait, quoi que l’on fît à brève échéance, leur
pronostic vital, ils les aidaient à mourir et tant que
cela fut possible, leur assuraient une sépulture
décente.
Ils gardaient également pour les traiter dans leurs
postes de secours, tous les nombreux blessés par
éclats, fréquemment porteurs de lésions multiples,
mais souvent superficielles des parties molles ; tous
ces actes de petite chirurgie étaient pratiqués avec
des moyens rudimentaires : anesthésies locales ou
exceptionnellement générales sous pentothal,
stérilisation du matériel par flambage à l’alcool. Le
commandement appréciait particulièrement de les voir
traités au sein de l’unité, dans l’espoir souvent exaucé,
de pouvoir rapidement les récupérer pour reprendre
le combat bien que couverts de pansements, voire
même porteurs de plâtres. Rappelons simplement qu’à
la fin des combats, le Viêt-minh rendit aux autorités
françaises 858 blessés les plus graves, chiffre très
inférieur à la réalité puisqu’aucun officier n’en faisait
partie, pas plus du reste que tous les blessés souffrant
de lésions des membres supérieurs ou du tronc ne les
rendant pas inaptes à la longue marche vers les camps
de prisonniers !
Et cela dura 42 jours ! Qui plus est dans des conditions
environnementales épouvantables : tirs incessants
et de plus en plus concentrés de l’artillerie Viêtminh
au fur et à mesure que le périmètre du camp
se réduisait, abris et postes de secours inondés en
pleine saison des pluies, difficultés alimentaires de
plus en plus fréquentes, l’approvisionnement par
parachutage devenant aléatoire tant pour les vivres
que pour le matériel médical. On a estimé en l’absence
de documents détruits au cours des combats, ne
permettant donc pas un compte précis, à environ
12 % le taux de mortalité pour les blessés de cette
période, chiffre sans doute terrible, mais honorable
compte tenu des circonstances. Il faut croire que leurs
frères d’armes et le commandement apprécièrent
la performance des médecins de Diên Biên Phu
puisque, cités à l’Ordre de l’Armée, ils furent faits à
titre exceptionnel chevalier de la Légion d’honneur.
Ils avaient 27, 28 ans et n’en tirèrent aucune gloire
particulière, conscients que leur personnalité n’était
pas en cause et que n’importe lequel de leurs
camarades de promotion, à leur place, aurait accompli
son devoir avec le même allant. Pour eux, le mérite,
si mérite il y avait, revenait à leurs Écoles d’origine
qui avaient su conférer à leurs jeunes médecins, en
plus de la compétence, cette force morale qui leur
avait permis de surmonter cette terrible épreuve. Leur
légitime satisfaction du devoir accompli fut néanmoins
douloureusement assombrie lorsqu’ils apprirent,
quatre mois plus tard à leur retour de captivité,
l’effroyable mortalité, supérieure à 60 % enregistrée
dans les camps d’internement de la troupe (hommes
du rang et sous-officiers) alors qu’elle fut plusieurs
fois moindre pour les officiers ; ces derniers pourtant
n’avaient bénéficié d’aucun régime de faveur, bien
au contraire puisque, l’idéologie Viêt-minh les tenant
pour beaucoup plus coupables donc plus difficilement
amendables, que leurs malheureux camarades, leur
imposa des mesures coercitives plus sévères.
C’est pour cette raison, par exemple, qu’afin de les
préserver de leur influence néfaste, aucun médecin ne
fut autorisé à accompagner le personnel non-officier.
Leur absence n’est peut-être pas la seule explication
de cette effroyable mortalité, mais la question a pu
se poser. Les médecins eux, se la sont posée, ils se la
posent encore et elle continue à entretenir leur seul et
immense regret.
C’était il y a 60 ans…
E. HANTZ et S. VERDAGUER (promo 1954)
Vétérans de la Bataille de Diên Biên Phu