Essais nucléaires - Surveillance médico-radiobiologique - 1

Le Service de santé des armées et la surveillance médico-radiobiologique au cours des essais nucléaires


Avant propos
Dans cet exposé, j’ai essayé de montrer l’évolution de la surveillance médico-radiobiologique au cours des essais nucléaires. Ayant servi sur les trois terrains d’expérimentations, je me suis aidé de mes souvenirs personnels et de documents officiels non classifiés. Le travail qui a été fait l’a été souvent dans le cadre d’un travail d’équipe. C’est pourquoi pour n’oublier personne, je ne cite que très peu de noms.


La décision de doter la France de l’arme atomique a été prise en février 1956. Sur une période allant de 1960 à 1996, la France a procédé à 210 essais nucléaires : 50 atmosphériques et 160 souterrains. Ces essais ont été effectués sur trois sites :
  • à Reggane au centre saharien d’expérimentations militaires (CSEM) avec quatre tirs aériens ;
  • à In Amguel au centre d’expérimentations militaires des Oasis (CEMO) avec treize essais souterrains ;
  • en Polynésie au centre d’expérimentations du Pacifique (CEP) avec des tirs aériens et souterrains sur les atolls de Mururoa et Faugataufa.
Parmi tous ces essais, trois doivent être retenus pour les enseignements qui ont pu en être tirés :
  • Gerboise bleue ;
  • le tir Beryl ;
  • le premier tir thermonucléaire Canopus.
Bien avant le premier tir, ceci a nécessité une préparation de plusieurs années non seulement technique mais aussi pour la formation des personnels. C’est ainsi qu’a été créé à Lyon le Centre de perfectionnement atomique des armes spéciales (CPAAS) qui en 1956 a accueilli une première promotion de treize officiers de toutes armes et services, dont le Service de santé. Cette École était classée dans la catégorie des établissements de l’enseignement militaire supérieur et technique. L’enseignement prodigué comprenait des mathématiques, de la physique nucléaire, de la météorologie… et durait une année universitaire. À l’issue de ce stage, après un examen, était décerné un « Certificat d’aptitude à l’emploi technique des armements nucléaires ». Les officiers issus de ce premier stage ont été pour la plupart, affectés à l’Étatmajor des armes spéciales, commandé par le général Ailleret. Ils devaient faire la liaison avec leurs armées et services respectifs, dont la Direction centrale du Service de santé des armées.

1. REGGANE
En 1957, le gouvernement décide la création d’un centre d’expérimentations au Sahara.
Le centre était aménagé au sud de Reggane, oasis localisée au sud du grand erg occidental à 700 km de Colomb-Béchar. La base vie était située à 15 km de Reggane et comprenait tous les moyens logistiques nécessaires : aérodrome, centrale électrique, forages pour l’alimentation en eau, etc.
Pour les tirs, il y avait une base avancée, la Hamoudia à 40-45 km de la base vie. Les tirs étaient eux-mêmes effectués à une quinzaine de kilomètres de cette base, soit environ 60 km de la base vie.

Le rôle du Service de santé
Dès les premiers tirs, le Service de santé intervenait dans trois domaines :
  • Le soutien normal des forces et le fonctionnement d’une infirmerie-hôpital,
  • La surveillance médico-radiobiologique,
  • Les expérimentations sur le terrain.
Le soutien normal des forces et l’infirmerie-hôpital
Cette infirmerie avait été conçue pour soutenir une population d’environ 10 000 personnes sur la base. Elle était très bien équipée avec des laboratoires, une pharmacie, un cabinet dentaire, etc.
Certains services étaient même tenus par des agrégés du Val-de-Grâce pendant la durée d’un renfort opérationnel.
La surveillance médico-radiobiologique On ne disposait alors que des examens d’aptitude classiques, de la glycémie, de la numération formule et de la dosimétrie par film. Un petit laboratoire pour la dosimétrie avait été créé au sein de l’hôpital pour permettre un suivi quotidien des personnels exposés sur le terrain. Il fonctionnait avec l’aide de personnels en provenance de l’Établissement central d’électroradiologie (ECER) – aujourd’hui disparu. Ce suivi dosimétrique a concerné environ 8 000 personnes.
L’ensemble des données concernant la surveillance médico-radiobiologique d’une personne, était tenu sur une fiche remplie à la main.

Les expérimentations sur le terrain Le directeur des essais était le médecin colonel Cazeille de la DCSSA, devenu par la suite médecin général et directeur du CRSSA. Les expérimentations ont été menées par un petit nombre de médecins, pharmaciens et vétérinaires parmi lesquels le médecin commandant Aeberhardt, chef d’une unité au CEA consacrée à la toxicité des radioéléments, avait déjà une importance particulière. Ces officiers devaient avoir une habilitation au secret-défense dans certains domaines.
Les expérimentations avaient pour but de répondre à deux préoccupations du service :
  • Le triage des irradiés après un tir nucléaire. Fallait-il s’en tenir aux signes cliniques ou faire confiance à la dosimétrie par film ?
  • Pouvait-on envisager une protection des personnels par l’administration préventive de radioprotecteurs chimiques ?
Le premier essai nucléaire, dénommé « Gerboise bleue » a été réalisé le 13 février 1960. Disposé sur un pylône, l’engin testé a développé une puissance d’environ 70 KT (environ 4 fois la puissance de la bombe larguée sur Hiroshima). Pour cet essai le personnel de la base et la population locale avaient été regroupés sur le plateau, le dos tourné au site de l’explosion afin d’éviter un aveuglement par le flash lumineux.
Très rapidement l’onde de choc est arrivée sous forme d’un double bang. Sa puissance a même provoqué quelques fissures dans les cloisons de l’infirmerie hôpital.

La dosimétrie par film
Mise en place de l’expérimentation
Le dosimètre utilisé avait été mis au point à l’ECER qui disposait alors d’une source étalon de rayonnement gamma avec un débit de dose important. Ce dosimètre était dérivé du modèle pour rayons X utilisé pendant de nombreuses années par les radiologistes. Il convient de rappeler le souvenir du pharmacien général Chassende-Baroz concepteur de ces dosimètres. Il reste connu en milieu civil pour avoir fondé la Société française de radioprotection, internationalement reconnue, et être le créateur de la revue Radioprotection.
L’expérimentation a consisté à mettre des dosimètres en différents endroits des mannequins exposés, mis en place par l’Intendance. Ces mannequins étaient disposés à différentes distances du point zéro, dans différentes positions et dans des environnements différents : dans un char d’assaut par exemple. Ils étaient remplis de riz dont le pouvoir d’arrêt avait été estimé être voisin du corps humain.

Récupération des dosimètres
Après le tir, il a fallu récupérer très rapidement les dosimètres afin d’éviter une irradiation parasite par la retombée radioactive. Une équipe a donc été constituée. Le chargé de mission était doté d’un dosimètre film ainsi que ses collaborateurs, d’un dosimètre stylo pour suivre la dose intégrée par le groupe afin de ne pas dépasser les normes, d’un radiamètre pour surveiller le débit de dose.
Après inscription, l’entrée dans la zone était sévèrement réglementée et se faisait en tenue de protection et avec un masque à gaz ANP 51. La mission dont j’avais la responsabilité comprenait 4 à 5 personnes. J’avais été obligé de renvoyer vers la Hamoudia un infirmier qui ne supportait pas le port du masque à gaz. Les autres avaient été un peu impressionnés par la vue des mannequins suspendus à des potences pour simuler des personnels debout. En effet, nous étions sur le terrain assez tôt le matin, avec un léger vent de sable et ces mannequins étaient dans une espèce de halo. Ce n’était pas, contrairement à certaines affirmations des corps de fellaghas.
La récupération des dosimètres était un peu plus longue, car il fallait enlever les 6 dosimètres sur chaque mannequin, les identifier, les mettre dans un sachet et identifier celui-ci. Cette récupération n’était pas toujours facile comme celle qui a consisté à la faire sur un conducteur de char. Cette opération comprenait :
  • l’enlèvement du chef de char d’ailleurs coupé en deux ;
  • l’entrée dans le char par la tourelle ;
  • la descente à l’intérieur de celui-ci avec un angle de vision réduit dû au port du masque à gaz et la surprise de la chaleur et de l’obscurité ;
  • enfin, la manipulation du mannequin dans cette ambiance pour récupérer ses dosimètres.
Accessoirement, afin d’éviter d’envoyer trop de monde sur le terrain, on m’avait demandé, de ramener un Dodge 6x6 à la Hamoudia parmi les matériels exposés. Quand la mission était terminée, on se retrouvait au poste de décontamination où on enlevait tenue de protection et masque à gaz. On était alors contrôlé. À ce poste décontamination oeuvrait le médecin principal Berroche, à propos duquel le médecin commandant Tournoux à l’époque a écrit un hymne humoristique :

Hamoudia ! Hamoudia, fier promontoire
Assailli par les grès et séché par le vent
Ton nom est à jamais conservé dans l’histoire
Au côté d’un marin parmi les plus vaillants.
Berroche le Brestois est prêt à s’immoler.
Las ! Il devait servir quand la bombe eut sauté.

Les légions se pressaient au seuil des barbelés
Toutes de blanc vêtues, mais non immaculées.
La contamination vole de l’une à l’autre
L’hélicoptère soufflant et le sable et la mort.
Les compteurs crépitaient, partout, sur tous les corps.
L’irradiation, croit-on, nul n’y pourrait plus rien
Mais un homme veillait. C’est l’ordre qui survient.

« Tous à poil d’abord, voilà le règlement
Ainsi je pourrai voir ce qui pend par-devant ».
Mais qu’alliez-vous penser !
C’était le dosimètre autour du cou noué
Que Berroche prélève avant de vous doucher.

Affreuses orgies de bottes, de masques et de maillots !
Dans n’importe quel ordre, on dépouille sa peau
Et les combinaisons s’ouvrent comme des robes.
Plus rien n’est respecté des mesures les plus sages
On se croirait au sein d’un horrible carnage
Le sol couvert d’effets, qu’on ramasse au baquet.

Là, au milieu de tous, impavide et vêtu
Cerné de nudités inquiètes et valeureuses
Léon, Duc d’Hamoudia,
Réprime de sa main d’inavouables ardeurs
Qu’une civilité honnête et ancestrale
Nomme « présentation » chez ceux de la Royale.

La douche brûle ou glace. Aucun n’y veut rester
On se pousse, on dérape, on tombe, on est blessé
Ce serait l’épouvante et, dans l’instant extrême,
Si Léon, redressé, en un geste suprême
Ne leur disait alors « Allez vous rhabiller ».


Les radioprotecteurs chimiques
Mise en place de l’expérimentation

Ces essais ont été menés sur de rats blancs. Les vétérinaires avaient mis au point pour ceux-ci une cage particulière dotée de petites bouteilles d’air comprimé pour mettre les cages en surpression afin d’éviter une contamination interne par la retombée radioactive. Ces cages étaient munies de dosimètres et étaient placées elles aussi à différentes distances du point zéro.

Leur mise en place avait lieu une heure ou deux avant le tir et nécessitait une autorisation spéciale pour pénétrer dans le champ de tir, la procédure de déclenchement du tir étant entamée depuis quelques heures. La progression de la mission se faisait par nuit noire avec en vue l’éclairage de la chambre d’explosion en haut de la tour. Une expérience identique suivant la même procédure a été faite lors de l’expérimentation « Gerboise rouge ».

Récupération des cages
Faite rapidement après le tir, cette récupération des cages à rat ne présentait pas de gros problèmes.

Résultats
Ces expérimentations avaient demandé beaucoup de travail. La déception de ceux qui les ont conçues et menées a été d’autant plus grande que l’exploitation des résultats obtenus n’a pas été à la hauteur de ce que l’on espérait.
  • les radioprotecteurs chimiques n’ont pas montré leur efficacité ;
  • l’utilisation de la dosimétrie photographique pour le tri des irradiés par une explosion nucléaire, a été abandonnée. En effet le dosimètre seul fonctionnait bien mais les résultats obtenus sur les mannequins étaient trop disparates pour envisager le tri des irradiés par cette méthode dans le cas d’une exposition au flash nucléaire.
Je n’ai pas retrouvé les rapports pourtant classifiés à l’époque, pour vous donner des exemples. De mémoire, il me semble me rappeler les résultats sur les dosimètres portés par un mannequin en position du tireur couché : la différence entre les dosimètres portés sur la face avant et ceux des dosimètres dorsaux étaient d’un facteur voisin de dix. Une curiosité avait été constatée : les servants d’une pièce d’artillerie de gros calibre qui se trouvaient dans l’ombre portée du fût du canon, présentaient une dose d’exposition significativement inférieure à celles de leurs voisins.
Après Gerboise bleue, trois autres tirs ont eu lieu. Gerboise blanche, rouge et verte. Ce quatrième et dernier essai atmosphérique fut marqué par une circonstance politique particulière : le putsch des généraux du 22 avril 1961. Le tir fut anticipé et eut lieu le 25 avril. Aussitôt après, les personnels scientifiques, techniques, renfort opérationnel, non indispensables à la sécurité radiologique et au fonctionnement de la base furent aussitôt rapatriés en métropole, le 27 avril en ce qui me concerne. Il semblerait que cela soit le fait d’un accord entre le gouvernement et Alger.

Expérimentations sur des pastilles de plutonium
Parallèlement aux expérimentations nucléaires des expériences complémentaires au sol sur la physique des aérosols de plutonium, mettait en jeu de faibles quantités de cet élément, sans dégagement d’énergie nucléaire et donc sans production de produits de fission ou d’activation. De 1961 à 1963, 35 expérimentations de propagation de choc sur des pastilles de plutonium ont été réalisées. Appelés « essais de sécurité », elles étaient destinées à vérifier que les engins ne pouvaient fonctionner en cas de mise à feu accidentelle de l’amorce pyrotechnique.
Le 19 avril 1962 lors de la préparation d’un « tir de pastille » une charge pyrotechnique de quelques kilos appliquée à une capsule contenant 25 g de plutonium a explosé prématurément. Un dixième du plutonium a été dispersé. Dix personnes travaillant à moins de 50 mètres ont été directement affectées par cet accident : on nota un blessé grave présentant des plaies multiples par éclats, des brûlures superficielles, un traumatisme oculaire par blast et sept blessés légers présentant des criblages, notamment de la face, des brûlures superficielles ou des ecchymoses. Prises en charge par le service médical qui a pratiqué les premiers soins et effectué la décontamination nécessaire, les victimes ont ensuite été évacuées vers l’hôpital militaire Percy à Clamart. Le suivi radiotoxicologique était effectué par le CEA à partir d’analyses des urines et des selles. Vingt-deux autres personnes, simplement impliquées, ont bénéficié d’un bilan systématique à l’hôpital militaire Percy lors de leur retour en métropole – Excepté un militaire qui a présenté une séquelle traumatique liée à l’explosion, aucune de ces personnes n’a conservé de séquelle fonctionnelle.
Cet incident, démontrait la nécessité d’interdire l’accès au champ de tir à partir du moment où l’engin était en place au sommet de la tour et la procédure de tir engagée. Le problème pouvait survenir alors, non plus avec quelques grammes de plutonium et quelques kilos d’explosifs, mais avec des masses infiniment supérieures en plutonium et en explosifs. Même s’il était très minime il montrait qu’il y avait un risque pour les équipes mettant en place les cages à rats.
Quel apport cette campagne de tir a-t-elle apporté à la surveillance médico radiologique :
  • l’organisation de la gestion de plusieurs milliers de dossiers ;
  • la prise en compte de la contamination et de la décontamination externe des personnels.
Il est rapidement apparu que la visite d’aptitude, la glycémie, la numération formule ainsi que la dosimétrie par film étaient insuffisantes et que de nouveaux moyens devenaient nécessaires. Le CEA et le SCPRI pouvaient notamment effectuer des contrôles par spectrométrie gamma humaine. Il sera tenu compte de cette nécessité pour les expérimentations au CEMO où le premier tir eut lieu environ six mois après Gerboise verte.

PGI (2eS) G.ROCQUET