Médecin inspecteur général Antoine-René GUIBAL

Son journal de campagne, illustré par lui-même de 1914 à 1918

Élève à l’École de santé de Lyon, promotion 1882, il rejoint l’École d’application du Val-de Grâce en 1885.
De 1886 à 1914, le médecin Guibal fait la carrière commune à tous les médecins militaires : il est successivement chez les chasseurs, les spahis en Afrique, dans différents régiments en métropole puis à l’hôpital mixte de Verdun, enfin à l’hôpital militaire de Nancy.
En juillet 1914, le médecin principal de 2e classe Guibal est affecté comme médecin adjoint au médecin inspecteur Mignon, médecin chef supérieur (directeur) du Service de santé du 3e corps armée, dit « médecin de champ de bataille ». Il réorganise les secours et les évacuations sur Bar-le-Duc ; il est cité à l’ordre de l’armée :
« d’une activité inlassable, a rendu les plus grands services depuis le début de la guerre. Par son énergie et son dévouement a notamment assuré à maintes reprises l’évacuation jusqu’à la dernière minute de nombreux blessés exposés à tomber entre les mains de l’ennemi ».
Nommé médecin principal de 1re classe, il est, en juillet 1915, affecté dans les Vosges comme chef du Service de santé de la 129e division d’infanterie.
Promu au grade d’officier dans l’ordre de la Légion d’honneur début 1916 avec la citation « Médecin principal de 1re classe, chef d’une division d’infanterie, chef de service de premier ordre, aussi ardent et dévoué comme chef que distingué comme praticien.
Particulièrement apprécié au début de la campagne comme adjoint à un médecin d’armée, il s’est dépensé sans compter comme médecin divisionnaire ».
En 1916 à Verdun, il rejoint le 4e corps d’armée comme directeur du Service de santé, il restructure la chaîne d’évacuation sanitaire sur cette ville. 1917, il est nommé directeur du Service de santé du 5e corps d’armée en Champagne.
Le 11 novembre 1918, il est à Charleville Mézières, début 1919, il prend le poste de directeur du Service de santé de la XXIe région militaire à Épinal, la même année il est promu au grade de médecin inspecteur général en remplacement du médecin inspecteur général Baratte. En janvier 1922, il passe dans la section de cadre réserve.
Il s’installe en Normandie à Bretteville sur Ay. C’est là que la guerre le rattrape car, dès avril 1944, il se prépare aux évènements et organise tout un « hôpital de campagne » qui recevra après le débarquement les nombreux blessés des villages voisins bombardés. Les Américains prennent le relais pour les blessés les plus graves, le poste devient un point de ralliement pour les réfugiés chassés de chez eux où ils peuvent trouver à se ravitailler. Il reçoit la médaille de la Croix-Rouge pour cette action en 1949.
Il décède en 1958. Il était commandeur de la Légion d’honneur, titulaire de la croix de guerre et de la médaille des épidémies. Le médecin Guibal a traversé la Grande Guerre à des postes de responsabilité croissante au sein du Service de santé de l’avant et grâce à ses témoignages écrits, photographiques et picturaux, il porte un regard de premier plan de ce que fut la guerre au plan sanitaire. Effectivement, ses talents de dessinateur lui permettent de réaliser des représentations aquarellées de petites scènes correspondant à des récits ou aux réalités quotidiennes auxquelles il est confronté. Au départ il s’agit que de simples croquis, complétés ensuite à l’aquarelle, accompagnées de réflexions, d’anecdotes conférant un caractère de vérité tout en donnant à l’ensemble un aspect tout à fait original.
Ces aquarelles permettent de le suivre dans ses déplacements durant la guerre et de réaliser une véritable chronique de l’état du Service de santé dès le début de la guerre et ses réflexions montrent son implication sur la nécessité d’améliorer les évacuations et d’adapter les soins aux blessés pour en sauver le plus possible.
Cette pratique des croquis permettait de traduire au mieux l’état d’esprit de l’auteur et en même temps d’échapper aux rigueurs de la censure imposée dès le début de la guerre.
Mais laissons parler le médecin militaire…

Année 1914 : Les Hauts de Meuse
Montmédy – 23 août 1914. « Les abords de l’hôpital, dimanche à 14 heures »

« Après trois jours de bataille le canon s’est tu […] Dans le lointain on aperçoit vers Virton des maisons qui brûlent […] Les abords de Montmédy sont remplis de blessés à peine pansés ; les habitants les transportent avec des moyens de fortune ; de tous côtés des flaques de sang […] dans une voiture, un capitaine, le ventre ouvert gémit et réclame à boire. Malgré mes conseils son ordonnance s’obstine à lui tendre sa gourde, l’eau ressort immédiatement ».


Aux environs d’Azannes – 23 août 1914 à 22 heures

« Je rencontre la section sanitaire du 5e corps retournant à vide à Verdun. Je fais transborder un convoi de blessés du 6e corps transportés sur des charrettes lorraines.
La nuit, très sombre, n’est éclairée que par le reflet de l’incendie d’Etain. Les blessés qui ne peuvent être transbordés faute de places dans les camions sont dirigés sur la gare d’Azannes où je compte faire venir un train. Le transbordement avait eu lieu au milieu d’encombrement de troupes de toutes armes ; des fantassins consentirent à me prêter leurs concours pour transporter les blessés »


Azannes – 24 août 1914 à 4 heures du matin

« Le train meusien qu’on m’avait promis cette nuit arrive de Verdun chargé de renforts munis seulement de vivres et cartouches, pas de sacs.
Les troupes descendent par le côté droit du train et prennent la direction de la forêt. À mesure que les wagons se vident, je fais charger les blessés par la portière de gauche. Un lieutenant se retourne : cette scène lui paraît de mauvais augure ! »


Gare d’Azannes – 25 août 1914 à 6 heures du matin

Depuis la veille, des blessés attendent dans le pré, le retour des trains qui ont amené les troupes à Damvillers ; la nuit heureusement n’a pas été trop froide. Les blessés graves poussent des gémissements aigus. Au bout d’un moment le silence survient puis tout à coup les plaintes suraiguës recommencent dans tout le champ. C’est affreux.
L’un de ces malheureux blessé à la tête, parcourt le champ en hurlant, marchant sur tous ses camarades sans souci de leurs protestations. Impossible de le rattraper ; la scène ne cesse qu’au moment où il tombe ».
Guibal raconte aussi qu’il procède même à quelques gestes d’urgence mais note surtout l’abandon des blessés et l’absence de réactivité du gestionnaire de l’ambulance qui ne songe même pas à distribuer les vivres abandonnés sur le quai par les troupes de renfort.


Gare de Grandpré – 31 août 1914 à 23 h 45

« L’ambulance 10 du corps colonial à 600 blessés et espère un train qui arrive à minuit, l’ambulance se replie […] le médecin-chef de l’ambulance, vêtu d’un grand manteau de spahis, circule au milieu des blessés, lanterne à la main ».


Gare de Cornay – 1er septembre à 7 heures du matin

« La gare est vide, le chef de gare est seul, il attend la locomotive qui doit l’évacuer. Deux mourants ont été abandonnés sur le quai, couchés sur des tas de paille. Tous deux sont atteints de larges blessures des viscères. Je pratique une injection de morphine et les fais transporter au village ».


Bar le Duc – 4 septembre 1914

« La ville est morte, personne dans les rues. Les rares habitants restants écoutent, consternés, le canon qui se rapproche. On se bat à 6 km de Bar du côté du lieu-dit Venise.
Un capitaine blessé arrive directement des lignes à l’hôpital à gauche de l’église, l’ordonnance conduit le cheval ; un deuxième blessé arrive en même temps ».


Année 1915 – Les Vosges
Ambulance alpine 1/75 au camp de Wettstein 30 juillet 1915

« La baraque qui sert de salle d’opération est à demi enterrée et protégée par un gros amas de pierres du côté exposé. Le personnel comprend un chirurgien, Damas ; un aide-major, Maupin ; un médecin chef, Campas et une infirmière, Tassin.
La bicyclette est celle de Galli, aide-major à l’ambulance, fils du président du conseil municipal de Paris, tué d’une balle en chargeant des blessés. Inhumé au cimetière du Wettstein, déterré le lendemain par un 77, sa bicyclette sera démolie le surlendemain par un autre 77 ».


Convoi du col de Wettstein à la Schlucht – 20 août 1915, 2 heures du matin

« Les cacolets suppléent les voitures d’une section automobile anglaise car la route vers Gérardmer avait été coupée près du tunnel de la Schlucht, rendue à la circulation seulement au bout de 8 jours ».


Année 1916 – Verdun
Ruines du village de Bras (au nord de Verdun) 28 juin 1916

« Situé à l’embouchure de la vallée où se trouvent les carrières d’Haudraumont, dans une maison, moins ruinée que les autres, la cave sert de poste de secours […] 3 heures du matin dernier départ […] la voiture arrêtée dans une voie latérale attend pour être chargée […] la circulation sur la route en pleine vue des Allemands ne peut se faire que la nuit et le jour commence à poindre ».


Route de Bras à Verdun 30 juin 1916, 3 heures du matin

« La route est à peu près vide, la Ford où j’étais à côté du conducteur américain suivait une section de munitions rentrant à Verdun au grand galop. Au moment de doubler je crie : « à droite ». La section appuie à gauche. Je ne sais comment notre voiture ne s’est pas écrasée contre le dernier caisson. Grâce à l’habileté de l’Américain nous reprenons la droite… » Dans le coin à gauche une voiture d’ambulance démolie.


Année 1917-1918 – La Champagne
Visite du tunnel de Cornillet – 30 septembre

« En mission pour enterrer 700 Allemands asphyxiés dans le tunnel lors des attaques de juin.
Le mont Cornillet avait été transformé en une formidable galerie souterraine avec deux galeries de 150 m, les entrées indécelables étaient séparées de 50 m.
À gauche la galerie nord littéralement bouchée par les cadavres des Allemands entassés qui avaient essayé de sortir ; à droite l’infirmerie avec des blessés encore couchés, tous asphyxiés par l’oxyde de carbone provenant d’un 400 qui avait effondré le toit du tunnel ».


Poste de secours au mont Casque en Champagne Octobre 1917

« Pour désencombrer le poste, les morts sont placés sur le parapet en attendant d’être évacués ».

Devant les monts de Champagne – 29 octobre 1917

« Poste de secours installé dans une galerie, la salle de pansement est organisée dans un diverticule latéral. L’abri muni de deux ouvertures autorise une circulation à sens unique »

Prosnes – 5 mars 1918

« Poste de secours installé dans une maison. Un obus pénètre par une petite ouverture latérale destinée à éclairer un peu le poste et provoque un incendie activé par le stock d’alcool, d’éther et de quatre grands réservoirs d’oxygène ».
« 15 hommes tués et brûlés […] seul le major Routaboul et un autre médecin réussirent à sortir […] il porte le corps de son ordonnance […] ce n’est que 2 jours plus tard qu’il fut possible de pénétrer dans l’abri surchauffé. Des 15 hommes il ne restait que 15 petits tas de cendres ».

Prosnes – 10 mai 1918, 4 heures du matin

« Une voiture de grenades touchée par un obus a explosé ; l’autre est intacte mais les conducteurs ont disparu et les chevaux broutent tranquillement ».

Livry-sur-Vesles – 1er juin 1918, 4 heures du matin

« Un bataillon traversait un champ de blé ; un gros obus sursensible tomba au beau milieu […] à terre aucune trace de projectile mais le sol était nu comme balayé par un formidable vent qui avait tout détruit sur un cercle de 20 m de diamètre […] plusieurs cadavres étaient déchiquetés, une tête fut retrouvée quelque temps après à 100 m dans les blés ».


Le médecin principal 1re classe Guibal aura été un observateur attentif dès le début des combats, il aura connu tous les champs de bataille en Lorraine et en Champagne. Son cauchemar aura été l’acmé de l’horreur au poste de secours des Quatre cheminées ou celui de Bras, submergé par les obus à gaz. Il décrit la mort d’un sergent, pasteur dans le civil, qui a différé son évacuation au profit d’autres blessés ou le sacrifice d’un officier d’infanterie se considérant comme « fichu ». Enfin le cauchemar de lutter contre les gaz en s’enfermant dans un poste au milieu des odeurs les plus répugnantes des cagnas celle du sang décomposé, des déjections, de la boue, de la mort.
Mais il fut aussi un acteur engagé sur le terrain. C’est à Verdun qu’il aura tenté d’influer sur la tactique sanitaire suivie. Comme médecin chef de la 129e division il constate que l’axe d’évacuation des blessés de la ferme de Thiaumont de Fleury, de Froideterre et des Quatre cheminées, est préoccupant car les évacuations devaient emprunter le ravin du Pied du Gravier profond, aux pentes difficiles à monter ou à descendre, peu praticable avec des chargements de blessés. De plus jusqu’au Pied du Gravier, les voitures hippomobiles devaient encore progresser sur plus de 1 000 mètres sous le feu de l’ennemi. Il proposera que les évacuations se fassent sur l’axe Fleury-Bras.
Puis c’est à partir de Bras que les blessés sont évacués sur Verdun, il décrit sobrement la route particulièrement dangereuse et pénible. La chaussée est défoncée, les trous provoquant des cahots qui arrachent des cris, des plaintes des blessés, elle est couverte d’une boue épaisse et glissante. La circulation est intense, rendue infernale par le passage continuel et prioritaire des convois de munitions, de ravitaillement et naturellement sous le feu de l’ennemi.
Il propose de déplacer le groupe de brancardiers divisionnaire installé au faubourg Pavé sur la droite de la Meuse aux abris précaires et sans cesse soumis aux bombardements, à la maison Nathan sur la rive gauche moins exposé aux bombardements.
Les caves de cette maison étaient assez vastes pour recevoir un poste de secours. Ce poste a eu pour effet de ralentir les évacuations vers Baleycourt mais aussi de désengorger les postes de secours en amont, de vérifier l’état des blessés, de contrôler les garrots, d’immobiliser certaines fractures.
Après le bombardement de l’HOE1 de Baleycourt, la maison Nathan sera réorganisée par la création de deux salles d’opération dans les caves permettant de mettre en état les blessés pour les pousser jusqu’à l’HOE de Queue de Mala.
Le nombre de blessés à la maison Nathan atteignit jusqu’à 586 en une journée mais dans la nuit du 1er au 2 juillet des avions allemands jetèrent trois obus faisant un blessé tué et 16 nouveaux blessés.
Dans des circonstances dramatiques, il a prouvé son esprit d’organisateur en perfectionnant le système d’évacuation des blessés par l’utilisation des véhicules automobiles en particulier les ambulances américaines de l’Américain Field Service conduites par des volontaires dévoués et courageux ayant à leur tête Sir Lovering Hill pour lequel il éprouve une grande admiration.
Les navettes se pratiquaient de nuit de Bras sur Verdun et le jour sur Baleycourt. D’une façon générale, pour éviter d’attirer l’attention de l’ennemi, les voitures arrivaient à Bras toutes les dix minutes et l’allure était réglée de façon que le trajet aller et retour plus le temps de chargement dure quarante-cinq minutes soit six voyages par nuit. La section comprenait 16 voitures soit 96 voyages pouvant amener 288 blessés couchés ou 576 assis (6 par voiture) les blessés capables de se déplacer suivaient à pied le canal plutôt que la route plus dangereuse.
Le médecin principal de 1re classe Guibal fut un des concepteurs de « l’ambulance Dillemann » : projet ainsi nommé en mémoire des trois fils du général Dillemann tués entre 1916 et 1917.
Elle consistait en bâtiments (édifiés dans le secteur de Livry en Champagne) avec 400 lits répartis en petites unités, un bâtiment central comportant salles de soins et salles d’opération et un bâtiment réservé aux gazés intransportables et traités sur place (lavage des yeux, ingestion de bicarbonate de soude…). L’accès des blessés se faisait à sens unique, de la salle de déshabillage aux salles de soins ; un abri souterrain permettait une protection des grands blessés en cas d’attaque.
Il note avec une pointe d’amertume « apparemment ces ambulances n’avaient qu’un défaut celui d’être trop luxueuses aux yeux de certains ».
Dans son journal de campagne illustré il expose les problèmes avec le commandement auxquels il a été confronté. On les soupçonnait quant à Azannes en 1914, il n’a pas trouvé de place pour ses blessés sur des camions apparemment disponibles sur son dessin. Il note que l’installation du poste de secours dans la maison Nathan sur la rive gauche n’avait été acquise qu’à la condition de respecter le black-out et le silence le plus complet.
Il évoque l’attitude du général Garbit de la 129e division au sujet d’une compagnie du génie incapable de traverser le ravin du Pied du Gravier et obligée de se replier. Il fait appeler le lieutenant de génie « Mettez votre sous-officier en tête du convoi ; vous restez en queue ; si le convoi n’arrive pas inutile de vous représenter vivant ». Le médecin ajoute « sans doute pour la beauté du geste eût-il mieux valu que le général en donnant cet ordre de mort ne fût pas attablé à déjeuner mais montant vers la première ligne avec une musette de grenades ! ».
D’autre part il ne manque pas d’évoquer le sacrifice de deux de ses adjoints, signifiant que « les sanitaires » n’étaient pas forcément des « viandes protégées » comme pouvaient le dire certains combattants.
Maupin, médecin-auxiliaire est tué quelques mois plus tard.
Eugène Carrabin, étudiant en médecine, médecinauxiliaire décédé à Verdun « c’est en s’attardant pour essayer de persuader des blessés qu’ils pouvaient marcher et le suivre que, surpris par le jour, il a été atteint par une balle de mitrailleuse ».
Il nous a semblé intéressant de présenter une partie du « Journal illustré du médecin inspecteur général Guibal » qui nous tend ainsi un miroir véritable de la situation sanitaire à différents échelons du Service de santé ; c’est bien un témoignage réel avec de petits détails relevant du vécu des acteurs sur le terrain et du déroulement de la guerre vue du côté d’un médecin pris pour l’action et le désir d’améliorer l’évolution des soins selon les évènements mais c’est aussi un moyen pour nous souvenir.
Merci à son petit-fils le docteur Francis Guibal qui a bien voulu nous laisser évoquer l’action de son grandpère en 1914-1918.

MC (ER) Claude Gaudiot

MC (ER) Henri-Jean Turier