CENTENAIRE DU PREMIER PRIX NOBEL DE MÉDECINE ATTRIBUÉ À ALPHONSE LAVERAN


En octobre 2007, l’Académie de Médecine et de l’École du Val-de-Grâce ont commémoré la remise du prix Nobel à l’immortel auteur de la découverte du parasite du paludisme.

Avec l’autorisation du Secrétaire Perpétuel de l’Académie, nous reproduisons l’exposé inaugural prononcé par le Médecin Général Inspecteur C. LAVERDANT, Ancien Directeur de l’École, Membre de l’Académie de Médecine


Parmi ces affections, bien peu suscitèrent autant de travaux que le paludisme, et malheureusement autant de révélations dont l’inexactitude devait être régulièrement démontrée.

La grande découverte du 6 novembre 1880 qui, vingtsept ans plus tard, valut à Alphonse Laveran le prix Nobel de médecine fut, faut-il le rappeler, le fruit d’une simple observation microscopique.

Accueillie à son tour avec circonspection, elle dut, pour être reconnue, parcourir un chemin dont la communauté scientifique s’étonne encore de nos jours. À l’époque, cette défiance sur laquelle nous reviendrons, était hélas naturelle parce que contraire aux conceptions épidémiologiques les plus courantes. Comme chacun le sait, Laveran ne devait pas être ménagé. Lors de son jubilé, le 16 juin 1915, E. Roux n’hésita pas à lui dire avec déférence : « A bien réfléchir, je trouve que vous n’aviez pas lieu de vous plaindre; apportant une chose aussi neuve, vous méritiez d’être encore plus malmené ».

Même si l’histoire de l’hématozoaire n’est plus ignorée, il n’est sans doute pas inutile de rappeler ici le contexte scientifique qui, prévalant à l’époque de la découverte, explique au moins partiellement, le scepticisme que celle-ci devait susciter.

Depuis l’antiquité et surtout le Moyen Âge, on supposait que beaucoup de maladies (dont le paludisme) étaient liées à la pénétration de particules infinitésimales dans l’organisme, hypothèse émise dès le premier siècle avant Jésus-Christ par divers auteurs (Vitruve, Varon, Columelle, etc.).

Plus tard, après qu’on eut incriminé des « génies malfaisants », l’étiologie fut attribuée aux « miasmes », émanations néfastes mais imprécises de la terre, de l’air ou de l’eau, principalement celle des marais. À la fin du XVIe siècle, avec Frascator, puis aux XVIIe et XVIIIe siècles, se développa la théorie contagieuse selon laquelle l’affection était transmise d’un homme à l’autre par des animaux non décelables en dépit de la découverte du microscope par A. Leeuwenhoek (vers 1690). C’est à ces « animalcules » que Lancisi, le premier, attribua formellement la maladie (1717). En France, Virey accusait des infusoires aquatiques et Boudin une plante dénommée « floure des marais ». Vers le milieu du XIXe siècle, certains suspectèrent des champignons (Mitchell, 1849 – Hammond, 1863 – Eklund, Schurtz, etc.) ou des algues (Salisbury, 1866 – Balestra, 1869 – Billroth, 1874).

On rechercha donc dans l’air mais surtout dans l’eau, le facteur que tant de savants s’évertuaient à découvrir. Pourtant certains, comme Coore (1877) tentaient de clore le débat en affirmant « C’est dans le sang, préservé de tout contact avec l’air […] qu’il convient de rechercher la preuve de l’intoxication paludéenne ». Ainsi, au cours de cette seconde moitié du siècle, dans un contexte méthodique cher à Claude Bernard, les médecins munis d’appareils de plus en plus performants, sont-ils conduits à incriminer des microorganismes plus précis à l’origine de la maladie. C’est l’époque de la bactériologie naissante, contemporaine d’une révolution industrielle et scientifique féconde, illustrée par exemple par les inventions de la dynamo (Gramm, 1872), la lampe électrique (Edison, 1878), la locomotive électrique (1879) et même les premières automobiles (1883).

C’est aussi ce que la postérité a nommé « ère pastorienne » dont le précurseur fut sans doute Bretonneau quand il insista sur la notion de spécificité en pathologie infectieuse, écrivant dès 1855, « Un germe spécial propre à chaque contamination donne naissance à chaque maladie contagieuse […] fléaux ne pouvant être engendrés et disséminés que par leurs germes reproducteurs ».

On sait qu’à la suite vont s’illustrer Davaine avec la « bactéridie charbonneuse » (1863), puis Hansen et le bacille lépreux (1873) ou Lösh et l’amibe dysentérique (1875).

Après de nombreux travaux, Pasteur, de son côté, aborde en 1877 l’étude systématique des microbes pathogènes pour l’homme et les animaux.

En 1878 est isolé le staphylocoque, puis le streptocoque un an plus tard, tandis que Eberth attache son nom au bacille typhoïdique en 1880 avant que se multiplient, parmi bien d’autres, les travaux de Roux, Metchinkoff, Vaillard, Yersin, Calmette, etc.

Dès lors toutes les maladies infectieuses semblent bien être dues à des « microbes » (Sedillot 1878) en dépit de quelques théories discordantes comme celle de l’anglais Beale (1870-1872) pour lequel les agents pathogènes sont essentiellement des particules de matière vivante dégradée.

Paradoxalement, cette « explosion » pastorienne va malheureusement retarder dans un premier temps la découverte de Laveran.

En 1876, Lanzi et Terrigi isolent de l’eau des marais à Ostie une bactérie « Bacteridium brunneum » qu’ils accusent d’être responsable.

Trois ans plus tard, Klebs et Tomivisi-Crudelli en font autant avec un « Bacillus malaria » qui connaît rapidement un certain succès. Ils l’inoculent même à des lapins, et reproduisent une affection ressemblant au paludisme humain tandis que Marchiafava et ses collaborateurs annoncent l’isolement du même germe à partir… du sang malade.

L’étiologie bactérienne spécifique, avec son réservoir essentiellement hydrique semblait ainsi évidente, confortée par la recrudescence de la maladie au cours des pluies abondantes, inondations ou débordements des rivières.

Quand commencèrent ses recherches à Bone puis à Constantine, Laveran n’ignorait pas ces données. Mais comme on le sait, la solution réelle ne se trouvait pas dans le monde bactérien révélé par Pasteur mais dans le règne animal impliqué dans une représentation unicellulaire. Aucune aide ne pouvait donc venir des procédés familiers de culture et d’inoculation. Cette approche tout à fait nouvelle, Laveran la rappela lui-même dans ses discours de réception du prix Nobel, devant l’Académie des sciences de Stockholm le 30 octobre 1907 « Avant moi, de nombreux observateurs avaient cherché sans succès à découvrir l’agent du paludisme. J’aurais également échoué si je m’étais contenté d’examiner l’air, l’eau ou le sol comme on l’avait fait jusqu’alors. En réalité j’ai pris comme base de mes recherches l’anatomie pathologique et l’étude du sang palustre in vivo… ».

Clinicien fort de son expérience de cytologiste et, déplorant en effet, que l’histologie des altérations produites par « l’impaludisme » dans les différents organes ait été généralement négligée, il s’attache donc à la seule lésion caractéristique : la présence d’éléments pigmentés dans le sang, différents des leucocytes mélanifères, et jamais remarqués jusqu’alors. Examinant des corps pleïomorphes, surtout arrondis et pigmentés, dans une préparation de sang frais d’un malade, il observa la périphérie de ceux-ci une série de filaments grêles, transparents et animés dont « la nature parasitaire ne laissait pas place au doute ». On sut ultérieurement qu’il s’agissait là de l’exflagellation des gamétocytes.

Deux jours après ce 6 novembre 1880, Laveran adressait un manuscrit à l’Académie de médecine en y révélant son observation princeps dont Léon Colin fit part à notre tribune le 23 novembre.

Une seconde note fut présentée le 28 décembre. Ces deux publications originales portaient le titre de « Note sur un nouveau parasite trouvé dans le sang de malades atteints de fièvres palustres ».

L. Colin, qui avait beaucoup contribué à faire du paludisme une « intoxication tellurique » émit d’emblée et à plusieurs reprises des réserves fondées sur « la difficulté de concilier la nature animée du germe avec l’absence de contagiosité de l’affection », et bien plus, douta du caractère pathologique des corpuscules décrits par Laveran.

Dans le but de convaincre une communauté scientifique sceptique, celui-ci, dès octobre 1881, envoyait un mémoire (devenue historique) à l’Académie des Sciences, dans lequel il décrivait sous toutes ses formes le parasite de « l’impaludisme », affirmant que « la nature animée des corps sphériques pigmentés munis de flagelles » est indiscutable. Un mois plus tard, toujours décidé à faire admettre sa découverte, il publiait à la Société Médicale des Hôpitaux de Paris « sur un nouveau parasite trouvé dans le sang de malades atteints de fièvre palustre ». Il y précisait que les éléments parasitaires, absents chez les patients traités par le sulfate de quinine, ne sont visibles qu’au moment des accès fébriles (confirmant ainsi, s’il en était besoin les travaux de Maillot, datant de 1835).

L’obstination du savant n’était pas superflue. Certains auteurs, comme Laboulbène, ne cachaient pas leur perplexité devant ce parasite de nature inconnue dont on ignorait les voies de pénétration chez l’homme. Duclaux dans son ouvrage « Ferments et maladies » considérait même que Laveran n’avait pas compris « la signification des faits lui passant sous les yeux ». Les médecins italiens demeurèrent particulièrement incrédules jusqu’à ce que leur collègue français mette à nouveau l’hématozoaire en évidence dans le sang des paludéens de la campagne romaine au cours d’un voyage effectué en 1882. Golgi (prix Nobel en 1906) lui rendit témoignage de sa découverte qu’à l’opposé Marciafava contesta encore plusieurs années, considérant le parasite comme une hématie dégénérée. En réalité ses contradicteurs reprochaient surtout au savant de n’avoir pas su se plier au mode d’expérimentation pastorien qui supposait une mise en culture du germe et une reproduction de la maladie par inoculation à l’animal.

Revenu en 1884 prendre en charge la chaire d’hygiène au Val-de-Grâce, il poursuivit sa démonstration. En voisin il vint même frapper à la porte du laboratoire de Pasteur pour convier celui-ci à examiner ensemble des préparations où l’on pouvait voir les divers aspects du parasite.

Accompagné de Roux et Chamberland, Pasteur suivit Laveran et admiratif, voire étonné devant « les corps pigmentés, les croissants et les flagelles » confirma la découverte de celui-ci. Ainsi peu à peu le trait de génie s’imposa et des auteurs primitivement sceptiques tels que Councilman, Osler, Grassi re connurent la réalité des observations. En Russie, quelques années plus tard E. Metchinkoff et B. Danilewsky rapprochèrent le parasite humain des hématozoaires des oiseaux tandis que Golgi établissait une correspondance entre cycles endogènes des hématozoaires et cycles fébriles.

Restaient à trouver l’origine et le mode de transmission de l’agent. Dès 1884, Laveran émit l’opinion que celui-ci existe dans la nature, probablement chez « les moustiques pullulant dans toutes les localités malsaines ». Cette hypothèse, critiquée ici ou là, reçut rapidement en Grande Bretagne, l’adhésion de Patrick Manson qui avait déjà montré le rôle des mêmes insectes dans la propagation de la filaire de Bancroft. En 1897, son élève Ronald Ross (prix Nobel en 1902), confirmait ce point de vue en mettant en évidence le parasite dans l’estomac de moustiques du genre Culex et en indiquant le rôle vecteur de ceux-ci (en réalité uniquement des anophèles comme Grassi et Coll. le révélèrent l’année suivante). Ainsi, si Laveran a découvert l’hématozoaire, c’est bien parce qu’il le cherchait là où il pouvait être, ayant compris avant les autres le pigment mélanique présent dans le sang et les viscères signe la maladie palustre. Quant à l’hypothèse sur le rôle des moustiques, elle était le fruit de l’observation et de la réflexion d’un hygiéniste averti.

Malheureusement, même pendant les années qui suivirent les géniales publications ainsi rappelées, le scepticisme qui les accueillit empêcha qu’on pût en tirer, à brève échéance, la moindre déduction prophylactique.

La preuve la plus éclatante de cette impéritie est fournie par le désastre sanitaire de l’expédition française à Madagascar en 1895. On savait pourtant comme le soulignera beaucoup plus tard L. Vaillard que cette campagne serait surtout « celle des médecins ». Laveran apparaissait naturellement désigné pour indiquer au Commandement les mesures d’hygiène à appliquer là où le paludisme représentait l’ennemi le plus redoutable. Il espérait d’ailleurs vivement une telle désignation. Mais sa compétence ne fut pas reconnue et même délibérément écartée. Chacun a en mémoire ce que cette funeste erreur valut à l’armée française. Pour un effectif moyen de seize mille hommes, les combats coûtèrent treize morts et quatrevingt- huit blessés tandis qu’on devait déplorer plus de cinq mille décès par maladie dont les trois-quarts de paludisme? Chargé peu de temps après cette débâcle de faire à l’Académie de médecine (qui l’avait élu en 1893) un rapport sur les pertes de l’expédition, A. Laveran n’hésita pas avec son habituelle franchise, à condamner la conduite de la campagne en dénonçant son excessif coût en vies humaines.

De la même manière, en janvier 1916, lors du conflit des Balkans, il mit en garde le ministre de la guerre dans un exposé où il écrivait : « le paludisme est endémique en Grèce; nous devons craindre que notre armée campée autour de Salonique soit éprouvée par cette maladie ». Certes le gouvernement fit appel… aux frères Sergent dans le but d’obtenir des conseils prophylactiques applicables à l’armée de Macédoine, séjournant dans la vallée du Vardar, infestée de paludisme. Mais leurs recommandations restèrent sans effet, avec comme conséquence plus de soixante mille hospitalisations et vingt mille rapatriements sanitaires. Edmond Sergent exigea alors, au nom du ministre le Maréchal Lyautey, la mise en oeuvre de mesures drastiques parmi lesquelles figurait la quininisation préventive avec contrôle de l’observance. Malgré l’accueil hostile de l’état-major et des troupes, ces mesures furent enfin respectées. Le paludisme régressa et l’armée d’Orient put participer à l’offensive victorieuse de 1918 tandis que l’armée allemande était ralentie par une épidémie non maîtrisée.

Depuis cette époque, c’est au cours des campagnes du sud-est asiatique que les diverses armées ont payé le plus lourd tribut au paludisme : cinq-centmille cas parmi les troupes américaines, pendant la guerre du Pacifique, quatre-vingt-mille dans le corps expéditionnaire français en neuf années d’opérations indochinoises…

Aujourd’hui, la maladie demeure une endémie mondiale majeure, désespérante de stabilité dans plus de cent pays comme si rien n’avait changé plus d’un siècle après la découverte de A. Laveran; pour mémoire, et en dépit de tous les travaux et de tous les progrès, l’armée française déplore encore annuellement plusieurs centaines de cas parmi ses importants détachements servant en opérations extérieures.

Il n’empêche, ainsi l’a expressément spécifié A. Calmette, que l’oeuvre de Laveran apparaît comme l’une des plus importantes après celle de Pasteur.

Référence : Bulletin – Académie de Médecine
2007.191 - n°7,1227-1234