Affecté dans les territoires du Sud Algérien en juin 1956, je suis arrivé à Fort-Polignac (llizi actuellement) en juillet. J’avais en effet dû suivre à Alger deux stages de trois semaines, l’un au laboratoire saharien de l’Institut Pasteur, l’autre dans le service d’ophtalmologie de l’hôpital universitaire Mustapha. Puis après une brève escale d’acclimatation à Ouargla (on m’y apprit notamment à me méfier des scorpions, des vipères à cornes et du soleil !). Ce fut le départ vers le « Grand Sud », dans un Noratlas de l’armée de l’air plus encombré de marchandises diverses et de denrées alimentaires que de passagers. A travers les hublots, on ne voyait qu’une brume jaunâtre sans aucun horizon et, pendant des heures, le sol même se déroba à mes regards jusqu’à l’arrivée à Fort-Polignac où l’avion atterrit sur une zone plate et unie au pied d’une montagne tabulaire.
L’accueil chaleureux des deux seuls officiers du bord venus de 20 km, me fit un peu oublier ce que je voyais et qui confirmait « hélas ! », les pires prédictions que l’on m’avait faites. Je devais pourtant rester un an dans ce coin perdu, et contre toute attente, m’y plaire au point d’en garder encore bien plus tard une nostalgie tenace.
Fort-Polignac était une petite agglomération dénuée de pittoresque située au bord de l’oued Ilézi, à la bordure septentrionale du Tassili. La végétation environnante contrastait à peine avec l’aridité générale de la contrée. Il n’y avait pas d’électricité, l’eau était rationnée (20 litres d’eau par homme et par jour) et l’avion de ravitaillement ne passait qu’une fois tous les 15 jours et encore il n’était pas toujours sûr de pouvoir atterrir.
Mais je ne devais pas rester longtemps dans ce petit poste. Médecin de l’AMS (Assistance Médico Sociale) et d’une compagnie méhariste dont les pelotons nomadisaient sur un territoire immense allant du sud-tunisien à la frontière tchadienne. J’ai dû, quinze jours après mon arrivée, partir moi aussi en nomadisation et quitter un confort précaire (mais au moins avec un toit !) pour un autre qui l’était beaucoup moins et apprendre à dormir enroulé dans une couverture avec comme seul toit le ciel étoilé (toujours magnifique il est vrai même sans la Croix du Sud). J’ai ainsi compris comment ici, dans ce désert, le nomade vivait la liberté.
À cette époque, de toutes les régions du Sahara, le pays Ajjer avait la réputation d’être le moins connu et ses habitants, les nomades du moins, conservaient toujours une auréole de mystère, leur pays tourmenté, inaccessible, continuant d’opposer sa barrière à toute pénétration. Et pourtant en février 1957, une caravane de dix chameaux avec quatre militaires d’escorte, dont un guide, me fut confiée pour me rendre à un grand rassemblement de nomades aux confins des Ajjer et du Hoggar. Cette méharée dura six semaines et me fit découvrir un parcours étonnant, celui d’une piste, aujourd’hui oubliée, la piste du Tamelrik. Cette piste avait une histoire. C’était en effet celle que suivaient autrefois les rezzous et les esclaves qu’ils avaient capturés au Niger pour les acheminer et les
vendre à Mourzouk en Lybie (Fezzan). Tous ceux-là, captifs et gardiens, qui m’avaient précédé il y a des années dans ces terres cuites et recuites par le soleil, ne voyaient sans doute pas du même regard que moi cette piste ténue et patiente qui contournait le moindre rocher, cheminant sur le flan des ravins par des akbas (cols) difficiles et dangereux. Mais au fond des oueds encaissés pouvait aussi apparaître toute une végétation arbustive de thalas (acacias), d’éthels (tamaris) et surtout des gueltas (mares plus ou moins étendues) à l’eau vert glauque peuplées de poissons et souvent bordées de roseaux et de lauriers roses. Au cours de cette méharée, j’ai parcouru des oueds et des maaders (larges vallées à végétation persistante) perdus. J’y ai rencontré des nomades et des sédentaires, comme à Thérir (fief des Iménan) dont les cases au toit pointu évoquaient pour moi l’Afrique centrale ! J’ai constaté combien ces Kel Ajjer formaient des entités dispersées isolées,
toutes occupées à subsister autour de leurs troupeaux de chèvres. Ces Kel Oulli (les gens de chèvres) étaient les parents pauvres des Touaregs Hoggar. Mais cette dispersion témoignait aussi de leur division en castes.
À cette époque on recensait en effet :
Né à Chaville en juin 1928, Roger MORVAN perdit sa mère à l’âge de trois ans. Il fut élevé par ses grands-mères qui habitaient à Plonevez-du-Faou (Finistère) commune à laquelle il était resté très attaché.
Après des études secondaires à Versailles, Lycée Hoche Institution Sainte Geneviève, il intégra l’école du Service de Santé Militaire de Lyon et poursuivit sa formation à l’hôpital d’instruction du Val-de-Grâce.
Il reçut ses premières affectations au Sahara, pays qui l’a profondément marqué. Il a écrit des ouvrages sur ses populations et sur les maladies infectieuses qui les frappaient.
À Fort Polignac en 1956-1957, il fut le médecin d’une compagnie méhariste et se dévoua dans les tâches d’assistance médico-sociale. Il a relaté cette expérience passionnante dans un article intitulé « La piste oubliée ou le Tassili des Ajjers » en 1957.
À Djanet en 1958-1959 il s’investit totalement dans sa fonction de médecin de garnison, prodiguant des soins aux populations de l’Oasis et de ses environs. À son retour en métropole, en 1960, il fut affecté à Vannes où il prépara et obtint le diplôme de spécialiste O.R.L. De 1960 à 1963, il servit à l’hôpital militaire Maillot d’Alger où il opéra des victimes de la période troublée de l’indépendance. Il était le prototype du « Saharien spartiate de l’action désintéressée » comme l’a écrit Raymond Cartier dans le Paris-Match du 29 mars 1958. À la question que lui posait le grand journaliste « A quoi selon vous doit servir le Sahara ? », le jeune médecin lieutenant qu’il était, répondit « A éprouver les valeurs humaines (en me regardant de ses yeux lumineux de Breton), il y a plus de noblesse, plus de courage et plus de sagesse dans un nomade déguenillé que vous croisez sur la piste que dans tous ceux dont la vie a pour but la recherche d’un avantage matériel ».
Il fut de ces hommes qui, par leur action exemplaire ont su faire aimer la France durant sa présence Outre-Mer. Il fit de l’humanitaire avant que le terme ne fût généralisé et accaparé par certains. Il poursuivit sa carrière hospitalière à Strasbourg, Nancy et Rennes.
En 1975 il quitta l’armée comme Médecin en Chef et exerça les fonctions de sa spécialité à l’Hôtel-Dieu de Pont-l’Abbé où il fut apprécié pour sa grande compétence et son extrême humanité.
Durant sa retraite, en 1995 il fut élu adjoint au maire de Loctudy chargé de l’urbanisme, tâche délicate qu’il exerça avec intégrité et avec le souci constant de trouver une solution aux problèmes les plus complexes.
Jusqu’à sa mort il s’investit totalement dans la vie associative de la commune (anciens combattants, comité des fêtes, amis de l’orgue). Il participa aussi, activement à la bibliothèque sonore enregistrant des livres pour les malvoyants, soucieux qu’il était de faire partager sa passion pour la lecture. C’était aussi un membre fidèle du comité de rédaction de l’Estran.
Roger était titulaire de la Croix du Combattant et Chevalier de la Légion d’Honneur.
Marié en 1953 avec Yvonne, ils ont eu quatre enfants qui leur ont donné huit petits-enfants. Roger était un grand-père attentionné, un fabuleux conteur, un amoureux de la mer et de la Bretagne.
C’était un juste, un honnête homme, possédant de fortes convictions religieuses tout en respectant celles des autres. Son dévouement, sa capacité d’écoute, son humour, son courage face aux épreuves en faisaient un être d’une qualité exceptionnelle.
La foule qui se pressait à ses obsèques dans l’église de Loctudy a témoigné, s’il en était besoin, de l’estime générale dont il jouissait.
G. JOURDREN
Commissaire Général de division aérienne (C.R.)