DE PARMENTIER A POGGIALE

"Mais qui a donc inventé la bromatologie ?"

Conférence prononcée au Val de Grâce par le Professeur F-M Pailler
lors de la séance du Comité d’histoire
du Service de santé des Armées, le 10 octobre 2007.



Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Chers Amis, si j’ai modestement souhaité prononcer cette conférence et je vous remercie Monsieur le Président d’avoir accepté mon projet, c’est certes parce que, immodestement, je la crois d’intérêt, mais aussi et surtout, parce que dans mon allocution de départ de l’hôpital en février 2001, j’avais promis aux quelque 200 personnes venues me dire au revoir de répondre à la question :

« De Parmentier à Poggiale, mais qui a donc inventé la bromatologie ? »

J’étendrai cependant ma réponse dans le temps en évoquant brièvement en conclusion Joseph-Félix-Antoine Balland… et je me bornerai à faire « français », n’ignorant pas que d’autres nations aient eu le même souci, le même besoin.

Lorsque j’étais étudiant en pharmacie (1962-1966), nous avions des cours et des travaux pratiques de bromatologie. Ils étaient organisés et dispensés dans la Chaire de pharmacie chimique dont le titulaire était Barthélémy Drevon qui avait succédé à Alphonse Leulier. Monnet, le chef de travaux, était lui, un élève de Fouillouze et la majorité des méthodes d’analyse alimentaire qui nous étaient enseignées, était répertoriée et « tirée » du Fouillouze.

L’intérêt que B. Drevon portait à la bromatologie était indiscutable et avant d’être pharmacien chef de l’hôpital Desgenettes, il avait imaginé, créé et dirigé le Laboratoire des Subsistances de Villeurbanne (1947-1959), 110 Cours E. Zola, où je devais retrouver, lorsque j’y servis de 1976 à 1982 en tant que responsable du laboratoire de chimie alimentaire, de nombreux témoignages de son envergure universitaire.

C’est également au cours de mon épopée lyonnaise que je devais faire la connaissance de Paul Ramel, très dévoué à la cause de l’Intendance et qui fit une très longue carrière aux Invalides.

Il me fut donné à cette époque de collaborer avec lui au Formulaire pharmaceutique, section bromatologie, recueil de méthodes validées et proposées aux différents laboratoires qu’ils soient hospitaliers, de l’Intendance ou de chimie analytique de la Marine.

Cette évocation et la citation de ces quelques noms ont pour but de vous dire qu’à l’époque à laquelle je fais référence, l’analyse alimentaire est encore une discipline noble dans les Armées. La compétence des pharmaciens… mais aussi des vétérinaires, est reconnue, les Intendants (qui deviendront Commissaires) en ont besoin et l’on sort des guerres d’Indochine et d’Algérie où la surveillance et les contrôles à effectuer pour nourrir les troupes en opération ont été importants.

Enfin, l’armée, les Armées, ont conscience de la nécessité de protéger les ressortissants qui appartiennent à leur collectivité qu’ils soient de carrière ou effectuant leur service national. Le mot collectivité est certainement le mot-clef et les Armées, à cette époque, ont une grande longueur d’avance sur les autres collectivités que sont l’Éducation nationale, la SNCF, les Forces de l’ordre, EDF-GDF…

Mot d’étymologie grecque, bromatologie, qui signifie « Science des aliments » attend toujours de figurer dans les dictionnaires de référence et n’est pas inscrit au Petit Robert 2008. Si on va sur le moteur de recherche « Google », on trouve à bromatologie des références aux enseignements dispensés : je suis flatté de voir encore figurer l’enseignement que j’ai mis en place, à la demande du Doyen Rousselet, au profit des étudiants de la Faculté de pharmacie de Paris V et qui se déroulait à l’École d’Application, dans nos locaux, avec notre matériel…

À la fin de mon exposé, vous allez peut-être vous demander pourquoi je l’ai limité à un temps qui va de 1737 à 1879… de 1737 à 1927.

C’est un choix personnel, motivé par deux raisons affectives et une raison rationnelle, qui me conduiront à vous parler chronologiquement et avec intérêt d’Antoine-Augustin Parmentier, Antoine-Baudoin Poggiale et de Joseph-Félix-Antoine Balland, car, au-delà de l’affectif et du rationnel, je suis persuadé que ce sont eux qui sont les pionniers de l’analytique alimentaire en France.

Lorsque j’étais assistant à l’hôpital Desgenettes (1972-1976), je saluais respectueusement Antoine-Augustin Parmentier, tous les matins, en parcourant le couloir qui menait de la porte d’entrée du service à mon bureau. Claude Parado, qui avait servi un temps au laboratoire des subsistances de Dijon, l’avait mis sous vitre, à l’abri de toute détérioration. Antoine-Baudoin Poggiale, c’est le nom que nous avons proposé, d’un commun accord avec Ivan Ricordel, à notre Directeur d’École Maurice Bazot, pour baptiser notre laboratoire resplendissant de modernisme le 9 octobre 1990, au motif que Poggiale avait été le premier titulaire de la Chaire et aussi, je l’avoue, en raison d’un corporatisme très marqué qui le conduisait à être rebelle à toute forme de subordination, ce qui ne nous déplaisait pas. De plus, c’était le nom de baptême du laboratoire de biochimie-toxicologie de l’ancien Val. C’est en 1945, je crois, que Paul Bruère, pharmacien colonel et successeur de Joseph-Félix-Antoine Balland, a fait un exposé intitulé « Les laboratoires de Chimie du Service de l’Intendance de 1887 à nos jours » où il rapporte la très belle et fructueuse carrière de ce vénérable ancien qui prolongea et stabilisa le travail de ses deux prédécesseurs. Sa rapide évocation me servira peut-être d’introduction ou d’invitation à une future conférence !

Lorsque l’on conjugue la lecture du Blaessinger (« Quelques grandes figures de la Pharmacie militaire ») et l’inscription qui figure en dessous de son buste à l’entrée de son laboratoire à l’Institution Nationale des Invalides, la fiche signalétique de Parmentier peut s’écrire ainsi :

  • Pharmacien en chef des Invalides,
  • Inspecteur général du Service de Santé des Armées,
  • Membre de l’Institut,
  • Agronome et philanthrope,
  • Créateur de la chimie alimentaire,
  • Officier dans l’Ordre de la Légion d’honneur.
Celui qui est le plus souvent représenté en habit d’académicien, un bouquet de fleurs de pomme de terre et un épi de maïs à la main — je n’ai pas voulu céder à cette classique tentation — est né le 12 août 1737 à Montdidier dans la Somme. Orphelin, issu d’une famille pauvre, il fait ses études d’apothicaire dans sa ville natale puis à Paris et à 20 ans, faute de pouvoir acheter une officine, il entre dans l’armée comme élève en pharmacie. Après une carrière que l’on peut qualifier de riche, il meurt à Paris le 17 décembre 1813 et repose au Père Lachaise près de La Fontaine et de Molière.

Pourquoi peut-on dire ou écrire qu’il a été le créateur de la chimie alimentaire ?

La disette ayant incité l’académie de Besançon à mettre au concours, pour 1772, l’étude des végétaux « qui pourraient suppléer à ceux que l’on emploie communément à la nourriture des hommes », Parmentier remporte le prix avec un mémoire imprimé en 1773, dans lequel il établit que la partie nutritive des végétaux est la substance amylacée. Dans L’examen chimique de la pomme de terre, également de 1773, qui séduit Buffon, Turgot et Louis XVI, il détruit la croyance erronée de ses effets nuisibles, (en raison de sa teneur en solanine), et détaille ses richesses alimentaires. Par la suite, poursuivant ses travaux sur l’alimentation, Parmentier s’intéresse à l’utilisation du maïs, de la châtaigne, du pain de troupe et du biscuit de mer. Son intérêt pour la fermentation panaire le conduit à comprendre l’intérêt du gluten et à créer une école de boulangerie. Mais, il s’intéresse aussi à l’eau en général et lors du blocus continental, propose de remplacer le sucre par le sirop de raisin puis par le sirop de betterave.

Dans un récent numéro de la Revue du Souvenir napoléonien, Marc Allégret conclut une biographie consacrée à Parmentier par ces phrases : « Parmentier incarne le savant des Lumières, aux préoccupations philanthropiques, aux recherches essentiellement pratiques, mêlant diététique, économie et médecine. C’est l’un des grands hygiénistes du XIXe siècle ».

On dépasse donc, selon cette affirmation, le « simple » stade de la création de la chimie alimentaire, pour côtoyer la nutrition et l’hygiène alimentaire, disciplines du temps des civilisations d’abondance et de consommation. D’ailleurs, qu’il me soit permis de faire remarquer, que compte tenu de la relative précarité des moyens analytiques de cette époque, il s’agissait sans doute plus d’une réflexion physiologique de bon sens et qu’à mes yeux, Parmentier se campe en nutritionniste, spécialiste précurseur de l’intérêt métabolique de l’amidon et prône des idées de conception empirique, terriblement en avance sur leur temps et qui se révéleront exactes. Parmentier était, de plus, un pragmatique et j’en veux pour preuve ce qu’il affirma un jour, lors d’un discours qu’il tenait à des étudiants en pharmacie : « Soyons médecins, ou chirurgiens, ou pharmaciens, mais n’ayons pas l’orgueil de vouloir exercer les trois parties de l’art de guérir, ce serait nous condamner à une triple médiocrité ! ».

Antoine-Baudoin Poggiale (1808-1879)

A-B Poggiale est né le 9 février 1808 à Valle-di-Mazzana, canton de Sarrola et Carcopino, village près d’Ajaccio, d’un père médecin et d’une mère d’origine grecque qu’il perdit malheureusement très jeune. C’est son goût pour les sciences physico-chimiques qui lui fit embrasser la carrière de pharmacien militaire mais il suivit parallèlement des études médicales qui lui permirent d’obtenir le titre de docteur en médecine en 1833 après avoir soutenu, sous la présidence de Broussais sa thèse qui avait pour titre « Étude des fièvres intermittentes ». Nanti de ses deux diplômes, il lui fallut choisir et selon Blaessinger, son esprit net et positif, l’attira invinciblement vers la chimie. Il fit une carrière des plus brillantes et sa fiche signalétique peut s’écrire ainsi :

  • Professeur de chimie et de toxicologie au Val-de-Grâce,
  • Pharmacien Inspecteur et membre du Conseil de santé des Armées,
  • Membre de l’Académie de médecine,
  • Président de la Société de pharmacie,
  • Commandeur dans l’Ordre de la Légion d’honneur.
A-B Poggiale est mort à Meudon, entouré de sa famille, le 26 août 1879 et a été enterré au cimetière du Montparnasse. Nous pourrons donc essayer de lui rendre visite en allant bientôt saluer le Baron Desgenettes dont la SEVG entretient la tombe.

Enseignant très apprécié de ses élèves, les cours d’analyse chimique et de chimie appliquée à l’hygiène qu’il dispensait au Val de Grâce étaient très prisés. Plusieurs thèmes d’analyse et de recherche ont consacré la réputation scientifique de Poggiale dans le domaine alimentaire :
  • Un thème important sur l’eau, notamment sur les eaux minérales de son pays intéressantes par leur teneur en fer et en hydrogénocarbonates mais aussi sur les eaux des casernes et des forts qui environnent Paris, travail demandé par le ministère de la Guerre et le Conseil de santé des Armées. Ces eaux ayant souvent pour origine un puits, il conseille de laisser toujours les puits ouverts afin d’aérer l’eau qui s’y trouve ! Son intérêt se porte aussi sur l’eau de la Seine dont il établit la composition moyenne au pont d’Ivry à diverses époques de l’année et sur l’insalubrité des eaux de la Bièvre qu’il préconise de couvrir d’une voûte, comme tous les égouts de Paris.
  • Le pain de munition distribué aux troupes des puissances européennes : les travaux sur le pain de munition ont préparé le décret du 30 juillet 1833, portant à 20 % le taux de blutage des farines destinées à l’armée et l’étude des altérations dont il est fréquemment l’objet a conduit Poggiale à les attribuer « aux végétaux cryptogamiques et aux infusoires qui jouent un rôle si considérable dans tous les phénomènes de la vie ». Ces études conduisent notre très vénérable ancien a publier un substantiel mémoire intitulé Du pain de munition et de la composition chimique du son où il s’attache à montrer que dans le pain, le son fait du poids, n’a aucune valeur nutritive et que son défaut capital est de passer en entier, tel qu’on l’a pris, sans être digéré… On imagine la stupeur de la filière boulangère et des nutritionnistes de notre siècle à la lecture de ses affirmations ! Remarquons que Parmentier avait déjà beaucoup communiqué sur le son, le rendant responsable du volume considérable des excrétions des soldats et même de la dysenterie, si en excès dans la ration alimentaire.
  • Le lait : publication d’une Note sur le dosage du sucre de lait au moyen du saccharimètre de Soleil. Très satisfait de ses résultats, il les soumet à l’appréciation du Conseil de Santé et montre que si le lait vendu dans le commerce ne marque au saccharimètre que 19° à 23°, cela tient évidemment à ce que les marchands ajoutent généralement de l’eau au lait après avoir enlevé une partie de la crème. Quelques années plus tard, ce sera le fameux calcul du taux de mouillage après écrémage, manipulations contraires à toute transaction loyale et marchande !
  • Lait artificiel : il condamne le lait artificiel de Liebig parce que celui-ci a remplacé la matière grasse par du glucose, « qui ne produit pas dans l’économie les mêmes effets physiologiques et parce que le lait de vache à défaut de lait maternel, est un aliment incomparablement meilleur… ».
  • Vin : il fait une intervention à l’Académie de médecine sur l’importante question du vinage, c’est-à-dire l’ajout d’alcool au vin pour remonter artificiellement son titre alcoométrique.
Enfin, je ne résiste pas à vous dire que Poggiale fut l’instigateur de l’élaboration et de la rédaction du Formulaire des hôpitaux militaires dont la section bromatologie, originale dans sa conception, a été cent fois copiée et de ce que l’on peut considérer peut-être comme une première table de composition des aliments : Composition chimique et les équivalents nutritifs des aliments de l’homme. J’ai longtemps cru que la première table de composition des aliments avait été élaborée par Lucie Randouin…

J’ose dire qu’avec Poggiale, on est en plein dans le démarrage de la science des aliments.

Conclusion

Je voudrais conclure mon intervention en évoquant Joseph-Félix-Antoine Balland (1845-1927), pharmacien militaire de renom, scientifique et historien vanté par tous ses successeurs, qui est celui qui a le mieux prolongé et parfait le travail de Poggiale. On se souvient que c’est lui qui créa en 1891 (13 juillet) le Laboratoire d’expertises de l’Administration de la Guerre que le Service de l’Intendance l’avait chargé d’installer aux Invalides et qu’il y exerça les fonctions de Chef de Laboratoire jusqu’à sa mise à la retraite par limite d’âge le 16 janvier 1905. En 1907, il donne la preuve de la nécessité de l’élaboration d’une analytique spécifique à la matrice alimentaire en publiant deux gros volumes, respectivement de 432 et 508 pages intitulés : Les aliments : chimie, analyse, expertise, valeur alimentaire. Il ne m’a pas échappé non plus à la lecture du Blaessinger, que quelques années auparavant, il s’était intéressé à la fraction protéique des farines en mettant en œuvre la méthode de Kjeldahl qu’il me plaisait tant d’enseigner.

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Chers Amis, je voudrais terminer en citant la phrase introductive de mon cours sur « Prévention et répression des fraudes alimentaires. La sécurité des consommateurs » : « Quand je songe à la responsabilité d’un gouvernement lorsqu’il doit réglementer les aliments et les médicaments, je suis parfois épouvanté. Si l’on excepte les grandes décisions qui conduisent à la paix ou à la guerre, il est difficile de penser à quelque chose qui ait des conséquences pour autant d’êtres vivants, pour un aussi long avenir et de façon aussi importante… » Ainsi s’exprimait J-F Kennedy au congrès des États-Unis en 1960.

Depuis Parmentier, Poggiale et Balland, la bromatologie a laissé la place à la « sécurité et à la qualité des aliments » et les aspects juridiques et réglementaires sont venus rejoindre les aspects analytiques et nutritionnels. La science des aliments est devenue un bien social, économique, sanitaire et a fourni aux consommateurs le droit de tout savoir.

Je vous remercie de votre attention.

Professeur F-M Pailler
Ancien Pharmacien Chef de l’Hôpital du Val de Grâce
Ancien Professeur titulaire de la Chaire de Sciences
Pharmaceutiques, Toxicologie et Expertises dans les Armées

Bibliographie

  • Quelques grandes figures de la pharmacie militaire.
    Edmond Blaessinger.
    Librairie J-B Baillière et fils. Paris 1948
  • Un Agronome du siècle des lumières : l’abbé Rozier (1734-1793).
    http://www.vet-lyon.fr/ens/nut/webBromato/cours/rozier.html
  • Personnalités du consulat et de l’empire:
    Parmentier Antoine. Marc Allégret.
    Revue du Souvenir napoléonien n° 468
  • Les laboratoires de Chimie du Service de l’Intendance de 1887 à nos jours.
    Paul Bruère.
    Société d’Éditions et d’Imprimeries J. Peyronnet.
    Paris 1945
  • Nutrition et Hygiène alimentaire ;
    aspects législatif et nutritionnel.
    F-M Pailler. École d’Application Val-de-Grâce.
    Paris 1995