C’est à un prélat des Missions Étrangères, Monseigneur PIGNEAU DE BEHAINE, évêque d’Adran, que l’on doit les premières démarches de notre présence en Cochinchine. C’est par son action personnelle dans les événements intérieurs du vieil Annam qu’il créa des engagements qui provoqueront, un demi-siècle plus tard, l’intervention de la France.
En 1777, à la suite d’un soulèvement, les Tay-Son, montagnards de l’Ouest, avaient chassé de Hué le roi d’Annam et sa famille. Leur fuite éperdue s’était achevée par un massacre général. Seul s’était échappé un jeune homme de 17 ans nommé NGUYEN-ANH, dernier prétendant du trône. Dans le plus grand dénuement, pitoyable comme un gibier traqué, il fut recueilli par Monseigneur PIGNEAU DE BEHAINE qui se trouvait à la tête d’une communauté chrétienne à Hà-Tiên. L’asile et la protection lui furent offerts pendant plus d’un mois. Aussi ne devait-il jamais oublier l’homme au grand cœur qui, au péril de sa vie, l’avait soustrait à l’horrible sort des siens.
Investi par ses partisans, en 1779, d’une royauté chancelante siégeant à Biên-Hoà, NGUYEN-ANH bénéficia de quelques jours paisibles pendant lesquels une intimité confiante devait s’établir entre nos deux hommes. Malheureusement une seconde invasion des Tay-Son devait à nouveau ébranler ce fragile édifice. Notre infortuné roi dû fuir à nouveau en abandonnant tout son patrimoine et son avoir personnel.
Un hasard providentiel jette encore une fois dans les bras l’un de l’autre, le monarque et le prélat. En effet, ils erraient depuis plus d’un an, chacun de leur côté dans les îles du golfe du Siam pour échapper à leurs ennemis, lorsque NGUYEN-ANH rencontra Monseigneur PIGNEAU DE BEHAINE sur une île de la côte cambodgienne. Réduit à la dernière extrémité, le monarque déchu était résolu à passer à Goa ou à Batavia où les Hollandais lui offraient un refuge et sans doute une aide militaire. C’est à ce moment critique que se révèle l’ardent patriotisme de notre prélat : il ne faut pas laisser d’autres peuples, Hollandais, Portugais ou Anglais s’installer sur cette terre de Cochinchine qui peut offrir à la France un établissement si avantageux. Son parti est pris, il ira demander au roi de France le secours nécessaire pour remettre NGUYEN-ANH sur le trône de ses ancêtres. Un traité est rédigé qui en retour de ses services concédera à la France l’archipel de Poulo-Condor,
la ville et la baie de Tourane, et garantira la liberté de commerce et de l’exercice du culte catholique dans le royaume d’Annam. Le prélat s’embarque pour la France en juin 1786, emmenant avec lui, en gage de confiance le fils du roi déchu, le petit prince CANH, âgé de 6 ans.
Un an et demi après, Monseigneur PIGNEAU DE BEHAINE quitte la France emportant le traité, revêtu de la signature du ministre MONTMORIN et muni d’un don généreux d’un million, pris sur la cassette personnelle de Louis XVI. Il parvient à Pondichéry où le gouverneur CONWAY est chargé de fournir les moyens d’exécution du traité. Malheureusement ce dernier fait obstacle à l’entreprise pour des raisons obscures et il semble que le roi, mal conseillé, abandonne ce projet ainsi que les promesses faites aux uns et aux autres.
Mais l’évêque d’Adran n’admet pas que la France et lui-même faillissent à leurs engagements. Et, selon ses propres termes, « illuminé de persévérance, de patriotisme et de foi », il va poursuivre seul l’entreprise pour tenir la parole de la France.
Les négociants de Pondichéry, pleinement convaincus de la grandeur et de l’utilité de l’expédition, lui fournissent deux navires équipés à leurs frais ; lui-même, grâce aux subsides reçus de Louis XVI, se procure des armes et des munitions. Quelques braves se joignent à lui en volontaires. Ils n’étaient pas nombreux, mais la qualité compensait le nombre et l’Histoire Coloniale a conservé leurs noms. Ce sont : DAYOT qui commanda en chef la petite flottille, VANNIER, CHAIGNEAU, de FORCANT, GIRARD, GUILLON officier de marine, OLIVIER de PUYMANEL officier du Génie âgé de 20 ans à peine et qui organisa l’armement et le service de l’artillerie, LEBRUN ingénieur qui donna les plans de la citadelle de SAYON, BARIZY chargé du service de l’approvisionnement, LEFEBVRE et le médecin DESPIAUX. Sous leurs ordres, trois cent cinquante matelots français quittent les bâtiments de la marine royale et s’enrôlent sous la bannière de l’évêque d’Adran.
La petite troupe lève l’ancre animée d’une ardeur et d’une confiance magnifique et elle débarque le 24 juin 1789 au Cap Saint-Jacques dans la baie des Cocotiers où l’attendent NGUYEN-ANH et sa suite qui la reçoivent avec transport.
L’évêque va devenir alors l’âme et l’animateur de la résurrection d’un peuple meurtri par de longues luttes fratricides. Il assigne à chacun de ses compagnons sa mission spéciale. Grâce à eux, la flotte de l’héritier des NGUYEN est reconstituée, les citadelles s’édifient, l’armée exercée et équipée à l’européenne atteint un effectif de cinquante mille hommes. Pendant dix ans NGUYEN-ANH, guidé, soutenu, inspiré par son fidèle ami et conseillé, va réduire peu à peu la résistance de TAY-SON en basse-Cochinchine, puis en Annam. Hélas ! Le vaillant évêque ne verra pas l’apothéose de son œuvre. Il s’éteint doucement, avec toute sa lucidité d’esprit le 9 octobre 1799, au cours du siège de QUI-NHON dont il dirigeait les opérations, usé par cette lutte incessante qu’il avait soutenue pour le triomphe de la justice et de la religion et pour l’honneur de sa patrie.
Trois ans après, en 1802, NGUYEN-ANH, fort encore de l’impulsion donnée, occupera toute l’Indochine et, maître absolu de la Cochinchine, de l’Annam et du Tonkin, sera proclamé empereur sous le nom de GIA-LONG. Sa reconnaissance envers son ami loyal et son bienfaiteur ne se démentit à aucun instant. Le corps embaumé de l’évêque d’Adran fut inhumé à GIA-DINH (I) après des funérailles nationales. Il fit édifier un imposant mausolée autour duquel fleurissent encore de superbes flamboyants et il recommanda à son fils MINH-Mang de veiller aux cendres de l’évêque comme à ses propres restes.
(I) Localité proche de SAÏGON
MC Jean BAUDRIT